
Le chef des Forces libanaises, Samir Geagea, à Meerab en 2022. Joseph Eid/AFP
Au soir du dernier tour des élections municipales, samedi 24 mai, le panorama politique dans le pays pouvait être résumé de la manière suivante : un seul vrai gagnant, beaucoup de perdants. Le gagnant, c’est Samir Geagea, président du parti des Forces libanaises, ancien chef de la milice du même nom, la plus puissante du pays dans la seconde moitié des années quatre-vingt, jusqu’à l’avènement d’un certain Michel Aoun… Qu’a donc fait le leader des FL pour se voir ainsi replacé ces jours-ci au cœur du jeu politique libanais, au point que sa forteresse nichée à Meerab, dans un secteur très accidenté du Kesrouan, soit devenue un lieu de passage obligé tant pour les délégations locales que pour les diplomates et émissaires étrangers ? Eh bien pas grand-chose, à vrai dire, si ce n’est d’attendre, en le regardant, que les fruits mûrs tombent de l’arbre, certains dans un état de pourriture avancé.
« Vous êtes sûr que votre projet de mode de scrutin pourrait nous permettre d’avoir des élus dans des régions où nous sommes minoritaires ? » Samir Geagea n’est pas seulement un adepte convaincu de la démocratie élective. Il sait mieux que tout le monde ce que signifie au Liban pour un leader politique de « posséder » un groupe parlementaire. Et ce qui est encore mieux : un grand groupe parlementaire... Cette interrogation était formulée lors d’une réunion avec des experts et des journalistes, tenue il y a une douzaine d’années, à l’époque où la classe politique se débattait dans des querelles sans fin sur la réforme électorale, avant et après le report des législatives de 2013.
Depuis sa sortie de prison, en juillet 2005, dans la foulée de la révolution du Cèdre qui a bouté l’armée syrienne hors du Liban et mis un terme à la tutelle du régime Assad sur le pays, l’ascète de Meerab regarde pousser son groupe parlementaire – jusqu’à devenir le plus important de la Chambre – comme d’autres regardent grossir leur fortune. Aujourd’hui, son triomphe aux municipales, malgré quelques petits revers ici ou là, comme à Hadath ou Jezzine, est la cerise sur le gâteau, annonciatrice de nouveaux records aux législatives de l’an prochain.
Victoire face au CPL
Mais comment en est-il arrivé là ? En 2005, Samir Geagea n’est qu’un petit second sur la scène chrétienne, son adversaire, le général Michel Aoun, y occupant de loin la première place après son retour d’exil et son tsunami électoral de cette année-là. Certes, le chef des FL va progressivement s’imposer comme l’un des quatre grands de l’alliance du 14 Mars, aux côtés de l’ancien président Amine Gemayel, du chef du courant du Futur Saad Hariri et du leader druze Walid Joumblatt. Mais les quelque 70 % de l’électorat chrétien séduits par la coalition formée autour du Courant patriotique libre (avec le Tachnag, les Marada de Sleiman Frangié et le clan Murr) le confinent quasiment dans les marges. Cela se passe avant le tournant de 2006, qui verra Michel Aoun franchir sans ambages la ligne de démarcation politique et conclure une alliance durable avec le Hezbollah. Dès lors, commence pour l’ancien général un lent déclin qui, certes, ne l’empêchera pas, en octobre 2016, d’atteindre l’apothéose de sa carrière en accédant à la présidence de la République. Toujours est-il qu’au fil des années, son socle électoral se rétrécit irrémédiablement. Après les législatives de 2009, les 70 % ne sont plus que 50 %, et l’année suivante, aux municipales, le parti orange laissera des plumes supplémentaires dans quelques-uns de ses fiefs du Mont-Liban.
Huit ans plus tard, le tableau est en apparence différent. Le nouveau mode de scrutin adopté en 2017 sous le mandat de Michel Aoun est très favorable aux deux grands partis chrétiens : ils obtiennent à eux deux plus d’un tiers des sièges de la Chambre. Mais ce résultat doit être relativisé : le nombre de députés augmente par l’effet de la nouvelle loi, mais la taille de la base électorale du CPL, désormais dirigé par Gebran Bassil, continue, elle, de diminuer. Pour Samir Geagea, comme pour bien d’autres opposants à la mouvance aouniste, ce recul est inéluctable. Comment ne le serait-il pas dès lors qu’en s’alliant au Hezbollah, le CPL demande en pratique à son vaste public de tourner le dos aux constantes historiques des chrétiens du Liban, essentiellement souverainistes ? Il y a toujours eu bien sûr chez les chrétiens des mouvances non libanistes, comme le PSNS, mais elles n’ont jamais été majoritaires. Le CPL, lui, l’a été.
Sauf que son déclin est trop lent, et Samir Geagea ne fait rien pour l’accélérer. S’il montre parfois de l’audace, comme lorsqu’il déclare, en plein printemps arabe en Égypte et en Syrie : « Qu’on laisse donc les islamistes gouverner ! », très souvent il fait preuve d’une prudence teintée d’embarras. C’est surtout le cas lorsqu’il se laisse prendre au jeu du populisme identitaire dans lequel excellent Michel Aoun et Gebran Bassil. Il en sera ainsi, par exemple, avec la proposition de loi dite « orthodoxe », en 2012-2013. Les FL adhéreront un moment à ce brûlot violemment confessionnel et jusqu’au-boutiste, qui instaure une sorte de séparatisme électoral fondé sur la confession, avant de se rétracter en dernière minute sous la pression de ses alliés sunnites et druzes. Il y aura d’autres exemples illustrant la crainte de Samir Geagea de se voir marginalisé sur la scène chrétienne par ses adversaires aounistes, comme lorsqu’il rejoint – tardivement – Gebran Bassil dans ses campagnes à relents xénophobes contre les réfugiés et migrants syriens.
Dans l’intervalle, il aura même joué à l’apprenti sorcier en croyant pouvoir instaurer un partenariat politique fructueux lorsqu’il soutient la candidature de Michel Aoun à la présidence de la République, en janvier 2016, entraînant quelques mois plus tard Saad Hariri dans son sillage. Non seulement ce partenariat ne décollera jamais, mais de plus Geagea finira par perdre (définitivement ?) Hariri, ne gagnant, en compensation, que l’amitié d’un royaume saoudien qui se trouve cependant être en pleine phase de désengagement du Liban. À sa décharge cependant, il faut noter que le chef des FL était mû par un autre objectif important qui, lui, a en revanche réussi : il s’agit de la réconciliation historique entre les bases populaires FL et CPL, à couteaux tirés depuis la fin de la guerre civile. Aujourd’hui, les deux formations demeurent politiquement rivales, mais les rapports entre les militants des deux bords se sont nettement apaisés.
Au final, ce que Samir Geagea n’aura pas fait pour affaiblir les aounistes, c’est la crise financière de 2019 puis les tragédies qui ont suivi, en particulier la double explosion au port de Beyrouth, qui le feront. La présidence de Michel Aoun s’achève fin octobre 2022 dans un climat de désolation extrême que corrige à peine l’accord conclu avec Israël sur les frontières maritimes. Le aounisme doit se réinventer totalement et, de surcroît, loin du Hezbollah, redevenu un repoussoir pour la grande majorité des chrétiens, y compris au sein du CPL.
Face au Hezbollah et à la... contestation
C’est à ce moment-là que sonne, pour les FL, l’heure de la grande confrontation avec le parti chiite. Mais plutôt que d’une bataille à proprement parler, il convient plutôt d’évoquer ici des postures signifiant que Samir Geagea est à la pointe du combat libaniste pour la libération du pays de l’emprise de l’axe iranien. Ainsi, une fois de plus, le chef des FL ne se fatiguera pas à descendre dans l’arène. Sans jamais trahir ses convictions, il se contentera d’assister, à distance respectable, au suicide quasi programmé de l’adversaire. Tout d’abord, ayant retenu les leçons de 2016, il répond au blocage de l’élection présidentielle par le Hezb par un contre-blocage tout aussi hermétique, donnant clairement le sentiment que cette fois-ci, il est prêt à tenir jusqu’au bout sans céder, quitte à ce que le pays reste sans président pendant de longues années. Ensuite, tout comme la crise financière a accéléré la dérive du aounisme vers son crépuscule, le 7-Octobre et ses suites vont avoir raison de la suprématie de la milice pro-iranienne.
Enfin, il existe un troisième rival que Samir Geagea donne aujourd’hui le sentiment d’avoir plus ou moins vaincu sans avoir eu à dégainer véritablement contre lui. Il s’agit de la contestation issue de la crise de 2019. Dès le début, il entretient des relations ambiguës avec les formations se réclamant du changement. Une partie d’entre elles le considère plus ou moins proche du mouvement – n’était-il pas loué dans l’opinion pour être celui qui, presque toujours, nomme des ministres compétents, intègres, réformistes et non professionnels de la politique ?–, mais l’autre partie, plus idéologiquement marquée et qui ne parvient pas à transcender les clichés du Samir Geagea de la guerre civile, l’abhorre. Lui se contente de répliquer en discréditant le kellon yaané kellon (tous, ça veut dire tous), principal slogan de la thaoura, et en faisant le tri entre les « bons » contestataires et les « moins bons », mais il reste plus crédible que nombre de ses pairs, chefs de partis traditionnels, sur la question des réformes structurelles. En tout état de cause, la conquête par les FL de la vice-présidence du conseil municipal de Beyrouth, en contrepoint de la médiocre prestation de la liste Beyrouth Madinati, clôt symboliquement le débat…
Pour autant, qu’après toutes ces victoires accumulées, Samir Geagea soit aujourd’hui considéré comme le chef politique le plus puissant du Liban ne lui confère pas de monopole sur les chrétiens. Le pluralisme, sinon l’émiettement, est une constante historique immuable de la scène politique chrétienne libanaise. Les pics de popularité d’un Camille Chamoun dans les années cinquante, d’un Bachir Gemayel pendant la guerre et d’un Michel Aoun en 1989 et en 2005 ne sont jamais parvenus à éteindre d’autres flammes politiques, juste à les affaiblir provisoirement. Et aujourd’hui, ces municipales ne dérogent pas à la règle. Les FL sont en tête, cela est incontestable, mais le aounisme ne s’avoue pas vaincu et le frère siamois Kataëb est toujours là, concurrent parfois, mais plus souvent encore appoint nécessaire. Quant aux clans familiaux et autres notables locaux, ils sont loin d’avoir disparu. Et puis, à un an des législatives, des nouveaux venus peuvent s’annoncer…
( *LA RENAISSANCE* ) =LE SOLEIL CHAUFFE ENCOR LA MONTAGNE CLEMENTE. -UN VENT DE RENOUVEAU SOUFFLE SUR LE LIBAN. -SES DEUX CHEFS ASSAGIS CONTIENDRONT LA TOURMENTE. -L,ENTENTE ET L,UNITE REGNERONT COMMA AVANT.
19 h 53, le 31 mai 2025