
Image extraite du film « Langue maternelle » projeté au festival « Circulations ».
Au milieu des danseurs amateurs qui s’entraînent dans la grande halle du Centquatre, trois grands cubes vermeil sont sortis du sol à l’occasion du festival de la jeune photographie européenne. Sur l’un d’eux, Beyrouth nous regarde, et une odeur de thym s’en échappe. La circulation est encouragée, mais on est naturellement conduit au travail de l’artiste libanaise Sama Beydoun, qui nous plonge avec soin – du son jusqu’aux odeurs – dans ce que nos cultures ont de plus précieux à offrir : l’amour des proches, transmis de main en main jusqu’aux papilles.
La cuisine en fil rouge, du confinement à l’expatriation
Rencontrer ce projet nommé « Langue maternelle » aux portes de l’exposition, c’est se trouver devant une aventure qui a débuté en 2019, alors que le Covid astreint à la quarantaine Sama Beydoun, sa mère, la mère de sa mère et son arrière-grand-mère. La langueur de cette nouvelle temporalité forge un espace qui rassemble toutes les femmes de la famille, quatre générations de filles aînées dont l’intimité renouvelée a fait naître un travail de collecte et de documentation de leur vie quotidienne. L’artiste s’est attelée à la prise des photographies, le recueil d’écrits et d’objets caractéristiques de cette forme de vie au féminin : pages de calendrier annotées, ustensiles patinés par l’usage, miettes de conversations oubliées.
Photographies issues de « Langue maternelle » exposées au festival « Circulations »
À son arrivée en France en 2021, Sama décide de poursuivre ce projet. La distance qui la sépare des siens est moins un frein qu’une inspiration, ses appels téléphoniques avec sa grand-mère sont ponctués de questions autour de l’alimentation, et ils lui montrent comme la cuisine forme « un pont entre deux endroits et plusieurs générations ». Elle lance donc un appel à participation auprès des ressortissants libanais vivant en France, avec une consigne simple : réaliser un plat dont ils ont hérité la recette. Afin de recueillir ces histoires et de préserver le patrimoine singulier de chaque famille, Sama entreprend plusieurs allers-retours au Liban pour observer personnellement la préparation des recettes transmises par les participants. Parcourant le pays, elle est alors accueillie dans divers villages et invitée à franchir le seuil de petites cuisines. En leur sein, des inconnues souriantes lui transmettent quelques secrets tout en dévouant leurs mains au pétri.
L'entrée du festival « Circulations » au Centquatre, au milieu figure l’espace de Sama Beydoun. Photo Marie Froger, avec l'aimable autorisation de de Sama Beydoun
Faire vivre les coulisses de nos histoires personnelles
Restitué dans son exposition, l’ensemble des enregistrements audio, des photographies et des recettes volantes que l’artiste a amassées produit un matériel précieux qui donne à voir les coulisses des maisonnées – là où tout se joue dans l’ombre du salon et de la salle à manger, lieux par excellence de la performance et de l’art de la démonstration à la libanaise. Aux côtés de clichés provenant d’archives familiales se côtoient des photographies plus contemporaines et une série dédiée aux mouvements qui travaillent les produits alimentaires. Ceux qui sentiront le zaatar n’auront pas tort, la scénographie a été pensée pour nous amener au tapis du salon, face aux moments chaleureux que l’on partage avec les êtres chers.
Rarement mises par écrit, les recettes qu’elle a recueillies rappellent l’importance de la transmission orale. Elles portent avec elles bien plus que des gestes, à travers elles s’agrègent les astuces et les légendes ainsi que les poids et les mesures précises qui lie les maîtresses aux apprenties dans ce moment particulier. Cette essence, l’artiste a veillé à la pérenniser par la transmission écrite. À l’occasion de l’exposition, un livre éponyme a vu le jour pour donner corps à son odyssée.
L'artiste libanaise Sama Beydoun. Photo Francesca Matta
Dans une interview accordée à France Culture, l’artiste confiait se heurter à l’éternel casse-tête du « quoi laisser, quoi emporter ? » à la veille des départs pour la France. Quand on quitte le Liban, que cela soit pour un temps ou pour toujours, ce sont peut-être les recettes qui pèsent le plus, sans jamais risquer d’alourdir la valise de 23 kilos. Ces recettes semblent posséder ce pouvoir d’apprivoiser l’inconnu et de faire sien de nouveaux lieux, comme elles ont permis à Sama de former les contours d’un nouveau chez-soi en France, par les rituels culinaires et les odeurs.
S’il y a bien une chose que « Langue maternelle » nous montre, c’est que lorsque les plats franchissent les frontières, lorsqu’ils sont gracieusement préparés pour accueillir une visite imprévue et reproduits partout où l’on se trouve, ils deviennent le ciment invisible de nos déplacements, de nos liens affectifs, un point d’ancrage intime auquel on peut toujours revenir.
Si la cuisine est une langue maternelle partagée par tous et toutes, alors Sama Beydoun en fait parler un dialecte, mais surtout, un langage qui n’a besoin d’aucune traduction pour être compris. Aux côtés des 22 autres artistes de 11 nationalités différentes, son invitation à explorer les territoires intimes reste ouverte jusqu'à la fin du festival, le 1er juin 2025, nul besoin d’aller loin pour recouvrer l’impression de revenir à la cuisine qui nous a vu grandir.