Portraits Portrait

Léa Salamé : L’intelligence du moment médiatique

Si la déesse des plateaux vous défie sans ménagement, c’est que les choses ne se sont pas faites toutes seules pour elle…

Léa Salamé : L’intelligence du moment médiatique

Lorsqu’elle pénètre, en ce début de soirée printanier, dans cet élégant restaurant oriental/orientaliste de Beyrouth, tout en elle, de la démarche chaloupée, au large jeans cool jusqu’au foulard noué à la parisienne, dénote la touriste en goguette dans son néo « vieux pays » natal. D’ailleurs, rapidement, son œil exercé de journaliste repère, sur les lieux, les recoins les plus exotiques qu’elle cadre avec soin, avant de prendre en photo ceux qu’elle trouve les plus intéressants. Indubitablement, une visuelle…

L’atmosphère bohème change du tout au tout lorsqu’elle s’installe et, d’emblée, les coudes bien droits et le regard ferme, vous lance : « Alors, ces questions ? » Vous retrouvez immédiatement le chef de plateau, l’animatrice-vedette à qui on a appris que tout se gagne aux premières minutes de l’émission, celle qui n’hésite pas, d’entrée de jeu, à prendre ses marques et à convaincre le public de son incontestable maîtrise de la scène.

Mais si la déesse des plateaux vous défie sans ménagement, si elle renverse les rôles en vous posant elle-même des questions, c’est que les choses ne se sont pas faites toutes seules pour elle…

Elle est, en effet, le fruit d’une généalogie diverse et errante faite de multiples exils, comme seul le Levant peut en produire : née d’une mère arménienne dont la famille a fui Mardin en Turquie pour Alep, puis pour Beyrouth, avant de se replier sur l’Europe pendant la guerre, et d’un père libanais chrétien, acquis de manière quasi existentielle à la cause palestinienne, qui a fait le choix de quitter son pays pour la France afin d’offrir à ses filles un avenir meilleur, Léa est aujourd’hui la compagne de Raphaël Glucksmann, fils de philosophe et député européen à la carrière prometteuse. « Vivant dans la souvenance de deux génocides » comme elle se définit, elle réussit pourtant la symbiose de ce mille-feuille d’influences identitaires, ses identités multiples n’en devenant pas pour autant « meurtrières »…

Cela n’a pas toujours été le cas : si aujourd’hui elle minimise, dans sa gratitude pour la France qui a reconnu ses talents et lui a donné sa chance, les brimades dont, petite, elle a fait l’objet, les qualifiant de « discriminations de cour de récré », celles-ci n’en ont pas moins été réelles.

Que ressentait la petite Hala débarquée de son Beyrouth natal dans le froid parisien après des nuits entières à se réfugier des bombardements dans la baignoire de l’appartement familial de Hamra ? Que ressentait celle qui tremblait tous les soirs, en suivant au journal télévisé les nouvelles terrifiantes sur le Liban, pour ses grands-parents chéris restés au vieux pays ? Que ressentait-elle sous le feu des quolibets des petits Français moquant son accent chantant ? Que ressentait-elle lorsqu’on la poursuivait sous le préau, au son de « Hala, Allah, Allahou Akbar ? »

Avec la lucidité et la détermination qu’on lui connaît – et malgré les réticences de ses parents qui continuent jusqu’à présent à l’appeler Hala – elle décide, à 14 ans seulement, de son premier acte d’acculturation : changer son prénom pour celui, bien plus consensuel, de Léa et partant, mieux se fondre dans le paysage culturel français.

Cet épisode, quoique surmonté avec courage, fera-t-il d’elle l’adolescente rebelle qu’elle deviendra, celle obsédée par l’idée de faire quelque chose de sa vie et de ne pas se contenter « de la normalité d’une vie normale » ? Rebelle contre toute forme d’autorité, elle le sera assurément et d’abord, contre l’autorité de son père : « Mon père, c’est l’histoire de ma vie », avouera la jeune femme, assumant pleinement son Œdipe envers ce père(sévère) lacanien.

Si elle avoue avoir passé trente ans de sa vie à tout faire pour lui plaire sur un plan intellectuel avant de prendre son propre envol, c’est que l’exigence de perfectionnisme de celui-ci est infinie : c’est ainsi qu’il n’hésitait pas, lorsqu’un devoir de Léa ne lui plaisait pas, à rouler celui-ci en boule et, badin et dédaigneux à la fois, à jouer au foot avec ce ballon improvisé !

C’est que ce professeur à l’Institut d’études politiques de Paris, politologue à la carrière internationale nommé deux fois ministre de son pays rêvait pour sa fille qui a fait son droit à Assas et Sciences Po Paris, avec un cursus à la New-York University, d’un parcours académique. On dit même que l’idée d’une carrière dans les médias et à la télé n’avait rien pour le séduire…

Cependant, l’exigence de rigueur du père, mâtinée de l’humour, du libéralisme et de la légèreté de la mère, seront des atouts que les deux filles, Léa et Louma, combineront subtilement dans leurs brillants parcours professionnels. L’intelligence des changements sociaux et de la transformation des valeurs du monde fera admettre à Ghassan Salamé ce qu’il refusait auparavant et le portera à s’adapter à l’air du temps nouveau dans lequel vivent ses filles.

C’est d’ailleurs cette même intelligence du moment, celui du moment médiatique, qui caractérise les prestations de Léa tant à la radio où elle co-présente avec brio la matinale de France Inter depuis 2014 qu’à la télévision. Son aplomb et sa confiance en elle-même, gagnés dans les batailles féroces des coulisses médiatiques et dans l’adversité d’une culture qui est la sienne sans vraiment l’être tout à fait, sa maîtrise de « la peur de l’échec de l’exilée à qui on pourrait dire un jour : rentre chez toi » et d’un direct suivi par des millions de spectateurs qui ne doivent jamais déceler en vous une quelconque faiblesse, on se demande comment elle les vit, semaine après semaine. Comment vit-elle cet exercice de haute voltige dans lequel elle se met chaque semaine en danger, se livrant à un public réputé parmi les plus irrévérencieux du monde, en étant la proie de critiques autant que de louanges, de personnes qui l’admirent autant que de personnes qui l’envient ou la détestent ? Comment réussit-elle, dans la légèreté d’un programme de société et de divertissement, à ne pas tomber dans le populisme et, tout en vous vissant à votre poste en vous faisant mourir de rire, à ne jamais devenir grivoise, malgré les énormités prononcées par les uns et les autres sur son plateau ?

C’est que la journaliste dispose, en réalité, de deux atouts : d’une part, un bagage intellectuel solide fondé sur une formation de haut niveau, même si elle a la finesse de ne pas en faire étalage, se présentant davantage comme un passeur d’idées, un communicateur des tendances de l’heure que comme une intello. Elle avoue d’ailleurs « ne pas être quelqu’un de l’écrit dans lequel passe une vérité », mais du direct, de l’oral « dans lequel passent l’image, le geste, le vêtement pour introduire une nuance ou une distance vis-à-vis de ce qui est dit ». D’autre part, un mince filin d’acier, tout au fond de sa personnalité – dont elle ne nie nullement l’existence – celui qui la fait tenir, solidement arrimée à son poste, par-delà les aléas et les pièges du PAF, en acceptant de déplaire, puisque « la puissance, c’est le courage de déplaire »…

Il faut remonter aux origines montagnardes solides de sa famille paternelle issue du haut Kesrouan pour le comprendre. Menée par une grand-mère à la forte personnalité, alliant fermeté, confiance en les qualités des siens et ambition, la tribu gagne les échelons sociaux à la force du poignet et du savoir, par ses seuls efforts. Une méritocratie rare au Proche-Orient dans lequel abondent passe-droits et trafics d’influence.

La figure de cette matriarche est d’ailleurs toujours présente dans le cœur de sa famille. C’est, en effet, sur la tombe de cette grand-mère adorée, « la figure centrale de la famille » comme elle le dit, que notre héroïne tient à se recueillir, à chacune de ses visites à son village d’origine. Ce sont ses prières ancestrales, en langue arabe, que Léa a apprises à son fils qu’il récite encore chaque soir. Et c’est sa figure emblématique qui éclaire encore le chemin de sa descendance et celui de Léa qui admet, grâce à cette aïeule bien-aimée, « avoir fait la paix avec le Liban ».

Est-ce de la puissance de cette femme que Léa Salamé s’est inspirée dans la rédaction de ses deux ouvrages tirés de ses entrevues télévisées, Femmes puissantes ? Est-ce de son parcours ambitieux, « de cette audace de prendre son destin par les cornes » à une époque où les femmes de la montagne libanaise se contentaient de tenir leur ménage et d’élever leurs enfants, qu’elle a tiré les plans de sa carrière fulgurante et son engagement pour les droits des femmes ?

« La fille qui a décoincé le journalisme français » est une définition d’elle-même que Léa, qui avoue préférer le chaos à l’harmonie, apprécie particulièrement pour sa justesse. On le lui concède volontiers, au vu de sa spontanéité tout orientale et de sa manière d’être « sur le fil » qui s’est exprimée avec éclat lors de sa célèbre réplique à François Hollande qui déclarait que la politique migratoire de la France et celle de l’Allemagne de Merkel étaient semblables : « C’est une plaisanterie ? »

Conspuée ou louée, cette réplique confirmera son courage professionnel et sa position privilégiée dans le paysage audiovisuel français, contribuant vraisemblablement au choix de la franco-libanaise pour « le Graal du journalisme », le débat de l’entre-deux tours de la présidentielle française entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen le 20 avril 2022 et pour l’animation de l’émission consacrée aux Jeux olympiques de 2024.

Est-ce de La Tentation de Mars que notre héroïne tire La Détermination d’Athéna ? Car celle qui pourrait emprunter à la déesse grecque de la puissance, Athéna, son rapport privilégié à son père (Zeus) et sa figure de femme combattante, représentée armée, avec un casque et une lance et revêtue de l’égide surmontée d’un masque (celui de l’apparition médiatique ?) est, sans nul doute, une guerrière. Mais une guerrière de la vivacité, usant, pour décrire son rapport à la France, des mots volontaires, audacieux et allègres de René Char qui lui ressemblent : « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. À te regarder, ils s’habitueront. »

« Quelle époque ! », je vous dis !

Lorsqu’elle pénètre, en ce début de soirée printanier, dans cet élégant restaurant oriental/orientaliste de Beyrouth, tout en elle, de la démarche chaloupée, au large jeans cool jusqu’au foulard noué à la parisienne, dénote la touriste en goguette dans son néo « vieux pays » natal. D’ailleurs, rapidement, son œil exercé de journaliste repère, sur les lieux, les recoins les plus exotiques qu’elle cadre avec soin, avant de prendre en photo ceux qu’elle trouve les plus intéressants. Indubitablement, une visuelle…L’atmosphère bohème change du tout au tout lorsqu’elle s’installe et, d’emblée, les coudes bien droits et le regard ferme, vous lance : « Alors, ces questions ? » Vous retrouvez immédiatement le chef de plateau, l’animatrice-vedette à qui on a appris que tout se gagne aux...
commentaires (6)

Article très bien écrit et éloges bien mérités

Danielle Sara

20 h 25, le 14 mai 2025

Commenter Tous les commentaires

Commentaires (6)

  • Article très bien écrit et éloges bien mérités

    Danielle Sara

    20 h 25, le 14 mai 2025

  • Fière de toi ma chère Léa. Collègue et compatriote. Nous venons toutes les deux du même village du haut Kesrouan et qui est le sublime Kfardebian qui signifie en araméen "Village des Gazelles ". La France nous a accueillies et tu y tiens merveilleusement ton rôle de libano- Française " Continue à être la femme guerrière que tu es"

    Marie Bteiche

    07 h 34, le 05 mai 2025

  • Merci aussi à Nada Chaouil mon ex prof de droit à L’USJ à la fin des années 90, pour la justesse de ces mots et le style espiègle et bienveillant

    Elie Aoun

    09 h 27, le 03 mai 2025

  • Léa, vous égayez depuis des années mes soirées-tv parisiennes jusqu’au jour où je vous croise à Beyrouth en train de promener votre fils dans les ruelles de Gemayzé en lui indiquant la rue Gouraud, ça m’avait profondément touché. Je me souviens encore de ce jour de décembre quand je me suis arrêté dans la rue pour vous regarder en me disant au fond de moi que je pouvais tout comme vous, être autant français que libanais, en toute fierté! Merci Léa!

    Elie Aoun

    02 h 10, le 03 mai 2025

  • Tres subtile, et correct commentarie. Agree

    Zampano

    23 h 18, le 02 mai 2025

  • Une petite nuance de distance critique n'aurait pas été scandaleuse... Un port rait n'est pas un panégyrique...

    otayek rene

    19 h 45, le 02 mai 2025

Retour en haut