Le 16 avril 1989, l’ambassadeur d’Espagne Pedro de Arístegui, mon père, mon grand-père, l’homme de lettres Toufic Youssef Aouad, et ma tante Samia Toutounji sont tués par des obus de 240 millimètres qui ont percuté la résidence de l’ambassade d’Espagne au Liban.
Ces obus étaient principalement utilisés par l’armée conventionnelle syrienne et par ses acolytes.
Ma mère, Joumana de Arístegui Aouad, est également touchée par les éclats d’obus et sombre dans un coma qui durera plusieurs semaines. À son réveil à Madrid, où ma sœur et moi avions également été évacués grâce à l’aide de notre frère Gustavo de Arístegui, elle prend conscience d’un crime, d’une tragédie qui changera notre vie à jamais.
Une tragédie qu’un nombre incalculable de familles ont dû subir au cours de cette guerre civile fratricide et des différentes périodes de violence récurrentes que le Liban a connues et connaît encore aujourd’hui.
Mon père était tombé amoureux du Liban et d’une Libanaise. Il s’est rapidement fait adopter par tout un peuple séduit par son courage, son intégrité et par sa passion pour notre culture, notre caractère, mais surtout pour sa lutte pour notre souveraineté.
Encore aujourd’hui, lorsque je me présente au Liban, je suis témoin de réactions empreintes d’affection, accompagnées de regards larmoyants, à l’évocation de cet Espagnol qui a perdu la vie en luttant avec acharnement pour influencer une action européenne qui aiderait à libérer le Liban de sa subjugation à un régime syrien terroriste.
Mon père était un diplomate de carrière, mais il n’hésitait jamais à se délester du cliché du diplomate éternellement à la recherche de compromis souvent futiles. Il ne mâchait pas ses mots ; au contraire, il était un véritable franc-tireur, un homme aux paroles précises, influentes et percutantes. Cela lui a coûté la vie.
Je me suis toujours posé la question suivante : est-ce que sa mort, au service de l’Espagne mais aussi du Liban, a été en vain ?
Pendant trente-six ans, je ne pouvais que me dire que, peut-être, oui. Pendant trente-six ans, le Liban semblait sombrer inexorablement. Nous avons vécu, certes, des périodes d’espoir, des années moins mouvementées que d’autres, mais l’érosion de l’État libanais devenait de plus en plus évidente au fil des ans.
En 2019, je décide de quitter le Liban, le cœur lourd, pour m’installer à Madrid et y fonder une famille. L’espoir de vivre dans un Liban digne, où ses citoyens vivent en sécurité et avec dignité, semblait plus lointain que jamais. Jusqu’à aujourd’hui…
Pour la première fois en près d’un demi-siècle, nous sommes témoins d’une lueur d’espoir pour un pays qui regorge de talent, de beauté et de potentiel. Nous avons la possibilité de briser les nœuds gordiens qui ont étouffé les institutions libanaises et entravé la machine démocratique. Une occasion inespérée qui, peut-être, ne se représentera pas si nous décidons de manquer ce rendez-vous national historique.
En écrivant cet hommage à mon père, je résiste à l’envie – au besoin, plutôt – de succomber à une diatribe contre la mafia politique et non politique libanaise et étrangère.
J’essaye simplement de rappeler à mes compatriotes libanais qu’il y a eu un étranger qui est tombé amoureux de ce pays, qui a lutté avec bravoure pour un avenir meilleur, en refusant le compromis et en défendant le droit de tout Libanais à vivre dans son pays avec dignité.
Je sais, au plus profond de mon être, que Pedro de Arístegui serait fier de tous les Libanais qui ont lutté et qui continuent de lutter pour assurer un Liban libre et digne. Je sais que son cœur serait empli d’espoir face à cette possibilité d’une nouvelle ère libanaise, souveraine et prospère.
Je sais aujourd’hui que sa mort n’a pas été en vain. Je ne me pose plus cette question. La seule question qui demeure est celle de savoir comment chacun d’entre nous peut contribuer à la reconstruction de ce pays auquel ma famille et moi reviendrons sûrement – et cela, je l’espère, bientôt.
Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.
Merci Diego de nous rappeler au bon souvenir de cet homme remarquable, qui a aimé le Liban plus que bien de nos compatriotes eux-même. Et merci surtout de fonder tes espoirs sur les changements en cours. On s'y accroche aussi.
19 h 20, le 24 avril 2025