
D.R.
À aucun moment antérieur dans l’histoire du conflit avec Israël, le déséquilibre régional n’a atteint une telle acuité, une telle intensité dévastatrice en sa faveur que celle qu’il connaît aujourd’hui.
Plus d’un demi-siècle après la clôture de l’ère des guerres conventionnelles, c’est désormais la séquence des conflits asymétriques, dominée par des « acteurs non étatiques » à forte matrice islamiste — qu’ils aient évolué en parallèle ou en position hégémonique vis-à-vis des pouvoirs régaliens —, qui semble toucher à son terme. Ceux-là mêmes proclamaient, sous la bannière des Pasdarans et de leurs affidés, que le temps des défaites et des compromissions appartenait désormais au passé. Or, cette vitrine d’orfèvres illusoires s’est effondrée sans recours. Il n’en subsiste que le déni et le remords, le naufrage d’un discours naguère triomphaliste.
Il importe désormais de se prémunir contre une séquence d’incertitudes et de convulsions, où se superposent un déséquilibre structurellement acquis à Israël et une instabilité à géométrie variable, travaillant en profondeur l’ensemble des États de la région, y compris Israël lui-même. Car ce déséquilibre, aussi extravagant soit-il, semble moins favoriser l’instauration d’une pax israeliana que nourrir une déstabilisation chronique. Il serait toutefois hasardeux d’y discerner un facteur de nature à infléchir l’agressivité régionale d’Israël ou à entamer, ne serait-ce qu’en apparence, sa détermination à liquider, par la terreur et la fourberie, la question palestinienne.
L’impasse régionale s’impose avec une équivalence implacable : elle rend tout aussi inextricable la perpétuation du conflit avec Israël que l’hypothèse d’une paix viable avec ce même État.
Parallèlement, si le déséquilibre actuel pulvérise le discours de « l’islamisme résistant », il n’en entrave pas moins la réhabilitation effective de la logique du « retour » des États, la condamnant à l’enkystement dans une rhétorique ressassée, adossée à des sociétés démoralisées et exsangues, ou à son propre épuisement dans une conception sclérosée de la stabilité — celle, strictement sécuritaire, qu’entérinent des appareils interconnectés s’agitant sous l’égide d’une tutelle américaine toujours plus intrusive.
Toute régénération du « principe étatique » demeure inopérante sans l’appoint du « principe espérance », au sens où l’entendait Ernst Bloch. Mais celui-ci ne saurait s’exercer sans une dynamique de revitalisation : sans aspiration vers un horizon autre, sans projection vers l’advenir, sans questionnement sur les modalités d’évolution de ces sociétés dans le siècle en cours, la situation restera figée.
L’impasse n’a rien d’une fatalité, mais elle ne relève pas davantage du simple hasard : la Syrie en témoigne. L’effondrement du Hezbollah face à Israël a précipité l’agonie du régime molochien de Bachar al-Assad.
Or, c’est précisément dans cette faille que l’islamisme, ailleurs refoulé et défait, s’autorise une percée hors-jeu. Cette fois, il prend la forme d’une excroissance d’al-Qaïda, drapée dans les oripeaux falots de la modération et d’un pragmatisme géopolitique feint, tout en demeurant la complice objective du nettoyage ethnique perpétré contre les Alaouites. Privée de tout projet unificateur cohérent, cette force, aveugle face à l’expansion implacable d’Israël au sud de la Syrie, n’achète du temps que pour mieux s’égarer, suspendue à une temporalité improbable.
Sorti de la guerre la plus cauchemardesque et cerné par un voisinage hostile, le Liban se tient à la croisée des gouffres. Il s’embourbe aux côtés d’un Hezbollah dont l’effondrement du triomphalisme fanfaron ne lui laisse d’autre horizon qu’une oscillation stérile entre déni et fatalisme, s’enfermant toujours davantage dans l’eschatologie. Parallèlement, le pays se voit assigner une tâche aussi périlleuse qu’écrasante : parachever ce qu’Israël lui-même n’a pu mener à terme lors du dernier conflit, à savoir le démantèlement intégral de l’arsenal militaire du Hezbollah.
Le Liban pourra-t-il dès lors se soustraire à l’horizon d’une conflagration totale tout en prévenant son implosion intérieure ? Cette incertitude s’entrelace à un péril plus vaste : l’ancrage d’une Syrie islamiste. Pis encore, le Liban et la Syrie sauront-ils opposer quelque résistance aux injonctions américaines, dont l’objectif demeure l’éradication de toute hostilité à Israël et l’imposition d’une normalisation ? Une réminiscence troublante de l’accord du 17 mai 1983 plane sur le pays. Mais l’erreur serait de mésestimer l’onde de choc d’une telle dynamique sur la fracture interne.