
Tripoli, 14 avril 1975. Journée tragique après le dimanche noir de Aïn el-Remmaneh. Barricades et pneus brûlés dans la capitale du Liban-Nord comme partout ailleurs. Archives L’Orient-Le Jour
Ce matin, je me suis réveillée, Bachar el-Assad était parti et mon père, Fathi, a enfin parlé. De Bilal.
Trois décennies que j’entendais ce nom dans toutes les discussions sans savoir de qui il s’agissait. Il suffisait que ces cinq lettres soient prononcées pour que les regards se baissent, les voix se mettent à chuchoter, les phrases ne se finissent pas. « Mais qui est Bilal ? » Personne ne me répondait. Vingt ans que je questionnais aussi mon père sur la guerre civile libanaise sans jamais obtenir la moindre réponse. Il aura fallu ce matin du 8 décembre 2024 pour que mon père me demande s’il m’avait déjà raconté l’histoire de Bilal. Je n’ai pas répondu et il ne s’attendait pas à une réponse. Il s’est mis à parler. La voie était libre. « Le Boucher de Damas » avait fui.
Les Assad, j’en avais entendu parler depuis mon enfance. De l’Iran aussi, du Hamas et du Hezbollah, bien sûr. Ce fameux « axe de la résistance » que mon père méprisait. J’ai compris plus tard qu’il les détestait moins qu’il ne les redoutait. Je savais ce qu’était une dictature. Je n’avais jamais mesuré ce que celle-ci avait pris à mon père. Il y a quelques années, alors que les manifestations consécutives à la mort de Mahsa Amini en Iran débutaient, j’avais écrit des articles sur le sujet. Mon père m’avait alors appelée, terrifié : « Ils vont te tuer. »
Serge Lama, patte d’eph’ et organisations communistes
Tout commence en 1973. La mer brille de mille feux, les Stones sortent Angie et Serge Lama balance à la radio son Je suis malade que les vieilles tantes d’Achrafieh continueront de chantonner des décennies après. La gauche arabe rêve de renverser l’État libéral, les États-Unis et les Israéliens qu’il faut « foutre à la mer ». Fathi a les cheveux longs, une moustache de guérillero, il préfère croire en lui-même qu’en Dieu et drague les filles de Tripoli en pattes d’eph’ tout en faisant partie de l’Organisation d’action communiste (OAC).
Alors que le mois de mai voit l’armée libanaise et les Palestiniens s’affronter à Beyrouth, mon père et quelques-uns de ses camarades issus du Parti communiste et des mouvements nationalistes arabes participent à une scission au sein du mouvement en créant le « groupe indépendant de l’organisation d’action communiste » pour donner non plus seulement la priorité à la question palestinienne mais aussi aux questions internes au Liban.
Je coupe mon père qui commence à s’épancher sur les détails du programme du mouvement de l’époque. Il veut m’expliquer pourquoi il croyait en ces temps en des idées qu’il méprise tant aujourd’hui. Mais je m’en fiche de leur programme. Je veux juste qu’il me raconte la guerre. Encore et encore la guerre.
Il insiste, et soudain, je me souviens d’un déjeuner où, dans un élan de provocation, j’avais déclaré que, de toute façon, les Palestiniens « avaient perdu depuis longtemps ». Mon père, les larmes aux yeux, m’avait répondu : « C’est donc qu’on aura fait tout ça pour rien. » Et dans ce « tout ça », il y avait tant d’atrocités.
Il insiste encore. Je comprends. Avant de me raconter l’inaudible, il veut me dire pourquoi il se battait à l’époque. Il cherche à m’assurer que tout cela avait un noble dessein, et que ses actions ultérieures n’étaient que le fruit d’un désir profond de bâtir un monde meilleur.
S’engager pour s’intégrer et jouir de la vie
Le groupe auquel il appartient veut enraciner ses idées et va d’abord recruter, comme tous les mouvements d’extrême gauche de l’époque, dans les quartiers populaires. À Tripoli, c’est donc dans le quartier de Bab el-Tabbané, le plus pauvre de tous, que mon père et ses camarades vont aller faire grossir leurs troupes. Ce quartier, c’est celui de Bilal. Dans ce monde, les rues sont grises, la misère règne et les appartements sont habités par des gens des villages du Akkar, ce Nord montagneux et sunnite d’où venait aussi ma grand-mère paternelle.
Contrairement à mon père et à ses camarades, bourgeois, insouciants et promis à de longues études, Bilal a à peine seize ans et a déjà arrêté l’école. Il n’a pas été difficile de l’appâter.
Plein d’admiration pour ces gens issus d’un milieu où tout est plus simple, Bilal colle aux basques de Fathi. Si ce dernier provient d’un monde où l’on peut se permettre d’avoir des convictions, Bilal, lui, ne cherche qu’à s’élever socialement. D’ailleurs, l’État communiste, il n’en a que faire. Être de gauche à l’époque, c’est pour lui moins rêver au Grand Soir que se hisser hors de l’infortune de Bab el-Tabbané, rencontrer des filles, fréquenter d’autres âmes plus privilégiées et jouir de la vie. Ce que, faute d’argent et d’études, il n’aurait jamais pu faire en dehors d’un engagement politique.
De quoi vit-il ? Personne ne le sait et tout le monde s’en moque.
Les baignades et les soirées chargées à l’arak s’entrecoupent d’allers-retours dans des camps palestiniens où les membres du groupe vont retrouver un Turc maoïste qui les entraîne au combat de rue et au tir. Fathi y va. Pas Bilal.
Ils s’amusent à se donner des noms de guerre. On surnommera Fathi « Bravo » ou « Shafiq ». « Bilal » qui s’appelait Mohammad, restera, lui, Bilal à tout jamais.
Des armes pour « tirer en l’air » ?
Le 13 avril 1975 arrive. Des Palestiniens dans un bus à Beyrouth. Le bus qu’on arrête. Les Palestiniens qu’on fait descendre. Et qu’on descend. La guerre est là.
Fathi me raconte cette journée comme une autre. Rien d’extraordinaire. Les journaux en parlent, un événement de plus parmi les « guerres de bus » qui allaient se multiplier. La guerre, comme une maladie insidieuse, s’installe lentement.
Ce n’est qu’en septembre 1975 qu’elle devient totale. Tony Frangié, héritier du pouvoir, fils du président, fait arrêter un bus, un autre, reliant Beyrouth à Tripoli. À son bord, des travailleurs. Parmi eux, deux amis de Fathi, des professeurs venus chercher leur maigre paye dans la capitale. Et puis des jumeaux. Un seul survivra grâce au cadavre de son frère tombé sur lui. C’est cette attaque qui allume la mèche du chaos dans le Nord.
À Tripoli, dès que la nouvelle se répand, les rues s’agitent. Les visages pâles scrutent, cherchant désespérément un proche, un ami, un frère. En vingt-quatre heures, tous les chrétiens fuient la vengeance qui s’annonce. Les pauvres, eux, pillent les appartements abandonnés. Mon père, Bilal et leurs camarades se regardent, impuissants. Plus tard, ils seront les seuls communistes à créer des bastions pour protéger leurs frères chrétiens de Mina et de Zahriya des massacres.
Une seule question compte désormais : que faire lorsque la guerre frappe à la porte de chez soi ?
Je trépigne : « Et alors, qu’est-ce qu’il se passe ? »
Mon père s’arrête de parler. Il bégaye plutôt. Commence une phrase. Ne la finit pas. Recommence. N’y arrive pas.
« Attends, je dois réfléchir à comment te raconter ça. »
Mon père vient-il de voir un fantôme ? Redoute-t-il de ne pas être à la hauteur de tous ces morts qui le poursuivent ? Ou se demande-t-il si me confier ce qu’il a fait emportera l’amour que je lui porte ? Me dira-t-il encore, comme il s’obstinait à le faire quand j’étais plus jeune, qu’il portait bien une kalach (« une russe, une vraie ! » offerte par un responsable de Fateh) mais qu’il ne faisait que « tirer en l’air » ?
Je n’aurai pas plus de détails.
« On ne s’est jamais battus pour perdre des gens. »
L’armée syrienne rôde sans jamais intervenir directement. Elle envoie sbires et soldats de fortune tuer pour son compte. Les noms de guerre ne sont plus là pour faire rire les copains. Ils servent désormais à cacher mon père et ses amis de leurs assassins.
Chaque jour, ils croisent dans les rues de Tripoli les hommes armés du régime d’Assad. L’objectif du groupe est alors de les désarmer. Le processus est toujours le même : une quinzaine d’entre eux frappe à la porte, pénètre, effraie les habitants, fouille et repart avec les armes. Il ne s’agit jamais de tuer. Jusqu’à ce jour fatidique du 5 juillet 1976 où des Palestiniens, aidés par le groupe de mon père et d’autres combattants de Tripoli, tuent plusieurs centaines de personnes dans la zone chrétienne prosyrienne de Chekka.
Mon père s’interrompt. Il cherche ses mots. Quelque chose se passe en lui. En moi aussi. J’attends. Il reprend.
Tous ses camarades meurent sur place. Pas Bilal. Mon père ne me raconte pas le détail de ce qu’il a fait et vu. Fuyant le chaos de Chekka, Fathi et Bilal rentrent à Tripoli où ils impriment des naawat, ces petites affichettes qu’on colle sur les murs de la ville pour annoncer un décès ainsi que le nom de chaque membre de la famille du défunt.
Sa voix tremble, il pleure un peu.
« On ne s’est jamais battus pour perdre des gens. »
Je n’insiste pas. Je comprends que c’est ce 5 juillet 1976 que mon père décide d’expulser à tout jamais de son cœur la cause palestinienne, la gauche et le Liban.
Après cet événement, les miliciens chrétiens de Zghorta, qui contrôlent l’électricité, se vengent en la coupant à Tripoli qu’ils encerclent, facilitant ainsi l’entrée de l’armée syrienne. La ville tombe en septembre 1976.
Les noms de mon père et de Bilal sont alors sur les listes d’Assad. Bilal quitte le pays pour la France. Il ne sait pas vraiment pourquoi il part mais il part, comme tant d’autres. Pour faire comme Fathi probablement.
Mon père est le dernier à partir, s’assurant que chacun a pris le chemin de l’exil. Certains, hélas, ne veulent pas fuir.
Fathi envisage de passer par Damas pour prendre un avion vers Paris. Il aime la capitale syrienne où mon grand-père l’emmenait manger des glaces quand il était petit. Mais un ami le prévient que son nom figure sur la liste du régime à la frontière. Fathi n’ira plus jamais à Damas. Le 24 septembre 1976 marque le début d’une série de voyages similaires pour de nombreux Libanais. Il part de Tripoli vers Chypre, puis prend un avion pour Paris. En 1982, ma mère et mon frère feront le même voyage. Moi, ce sera lors de la guerre de juillet 2006.
Disparaître pendant dix ans
Toute ma vie, j’ai cru que mon père avait fui la guerre alors qu’il avait fui sa propre mort annoncée. Je saisis mieux alors pourquoi il m’a appris à craindre le régime syrien et à me méfier des totalitaires, pourquoi, en 2008, lorsque la France a fait de Bachar son invité d’honneur, mon père a eu « honte d’être français » et pourquoi, en décembre 2024, j’ai voulu hurler ma colère envers tous ces salauds qui, pendant des années, ont qualifié Assad de « mal nécessaire » avant de feindre de découvrir les horreurs de Saidnaya. J’aurais voulu que ceux-là portent la souffrance de mon père et, ne serait-ce qu’une fraction, de ce que Bilal a enduré.
Car peu de temps après, au début des années quatre-vingt, mon père et Bilal apprennent dans la presse l’assassinat de leur ami Khalil par l’armée syrienne.
Khalil, devenu chef du groupe de Fathi, avait toujours refusé de quitter le Liban, malgré les supplications de mon père. Après une réunion avec le responsable du renseignement syrien à Tripoli, Khalil a repris sa voiture. C’est à Abou Samra, près de la citadelle, que son véhicule a été mitraillé.
Apprenant la mort de son ami, Bilal décide de repartir au Liban. « Pour ne pas laisser les camarades derrière. »
Fathi le rejoint dans un café sur les Champs-Élysées et tente de le raisonner : « Ne pars pas. Si tu pars, ils t’arrêteront. Et soit tu mourras dans une prison d’Assad, soit tu en sortiras collabo. Dans les deux cas, jamais plus je ne te parlerai. »
Pour la première fois de sa vie, Bilal n’écoute pas mon père et prend l’avion pour Beyrouth. Il n’arriva jamais à Tripoli, arrêté par Amal et livré aux Syriens. Après l’assassinat de Khalil et la disparition de Bilal, l’armée syrienne envahit Bab el-Tabbané et massacre ses habitants pour éviter qu’un autre résistant n’émerge. Bilal devient un fantôme, son histoire trouble et hantée. Dix ans passent. Chacun continue de vivre. Avec un cadavre en plus sur le cœur.
Puis un jour, Bilal a réapparu. Personne n’a jamais su ce qu’il s’était passé. Mon père a appris son retour par un ami de Tripoli.
Je demande à mon père comment il a réagi.
« – Je ne sais pas si j’étais heureux ou pas heureux. Je me souviens juste que s’ils l’avaient relâché, ça n’était pas pour rien. »
Qu’est-ce qui avait fait sortir Bilal de prison ? La décennie de torture ? Cette misère, dont il avait toujours voulu s’échapper, l’avait-elle poussé à accepter de l’argent du régime syrien ? Il est toujours plus facile de se trouver du bon côté lorsque l’on en a les moyens. Peu importe. Fathi ne lui adressa plus jamais la parole. J’aurais aimé que Bilal sache à quel point mon père parle désormais de lui avec pardon et indulgence.
Bilal est parti à peine quelques années après son retour. Bêtement. Dans un accident de moto. Lui aussi a eu droit à sa naawa collée sur un mur de Tripoli. C’est en voyant ce bout de papier que mon père a découvert le nom de son fils aîné. Bilal l’avait appelé Fathi.
Louise El Yafi est avocate et essayiste, dernier ouvrage paru : La femme est un islamiste comme les autres (éditions du Cerf, 2024).
Le Liban était heureux tant qu'il était Chrétien. Avec les mains mises de l'organisation laïc proto islamique OLP, celle du régime syrien et enfin celle des mollah iraniens le petit Liban n' a connu que des souffrances et les trahisons de certains des leurs. Quel sera le prochain bourreau du Liban et ses alliés de l'intérieur ? La Turquie ? Nous aurions mieux fait de conserver le Protectorat Français plutôt que de céder aux lubbies des Zaïms. Il est encore temps de nous convertir tous au Christ, seul et vrai prince de la paix
19 h 52, le 31 mars 2025