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Culture - Théâtre

Dans « Taire », Tamara el-Saadi met Antigone face à l’enfance sacrifiée dans le monde

La metteuse en scène irakienne crie sa colère – « On me fait porter la culpabilité d’une histoire qui n’est pas la mienne » – dans une pièce qui tourne en France.

Dans « Taire », Tamara el-Saadi met Antigone face à l’enfance sacrifiée dans le monde

Une scène de la pièce « Taire » de Tamara el-Saadi. Photo Christophe Raynaud de Lage

La metteuse en scène irakienne Tamara el-Saadi s’empare du mythe d’Antigone pour faire entendre la voix des enfants sacrifiés sur l’autel des puissants. La tragédie de Gaza et la mort des innocents sourdent tout le long de la pièce, mais aussi l’anxiété d’une jeunesse face à un monde absurde en proie au péril climatique et géopolitique. Elle s’entoure pour cette création de douze interprètes dont sa complice Mayya Sanbar (Antigone) avec laquelle elle a fondé sa compagnie La Base. Et pour la première fois elle s’associe au musicien Bachar Mar-Khalifé qui interprète ses compositions sur scène.

Enfant : « Infants » en latin. Signifie « celui qui ne parle pas ». C’est par ces mots que s’ouvre la pièce Taire de Tamara el-Saadi. L’autrice y croise deux histoires, deux héroïnes. Antigone la rebelle qui défie le roi Créon et enterre son frère Polynice malgré son interdiction est muette. Eden est une enfant placée ballottée au gré d’une administration absurde d’une famille d’accueil à une autre. Et si Antigone ne dit mot, Eden elle, crie et se débat. Deux jeunes femmes impuissantes face à la violence du monde !

Dans « Taire »Tamara el-Saadi croise plusieurs mondes sur une musique live de Bachar Mar-Khalifé. Photo Christophe Raynaud de Lage


Même muette, elle résiste

Dans la tragédie de Sophocle, Antigone a une sœur, Ismène, et deux frères, Etéocle et Polynice. Le père, Œdipe, a donné ainsi quatre enfants à Jocaste sans savoir qu’elle était sa propre mère. Quand il l’apprend, il se donne la mort. Etéocle hérite de la couronne et Polynice est exilé. Dans la pièce Taire, Ismène se réjouit d’être une femme invisible pour sauver sa vie ainsi que celle de sa sœur. Mais Antigone ne l’entend pas ainsi. Même muette, elle résiste. Elle enterrera son frère Polynice tué après la mort d’Etéocle malgré l’interdiction du roi. Tamara el-Saadi fait sien le mythe d’Antigone pour, d’une écriture puissante et poétique, en faire le miroir de toute tyrannie et toute violence exercées sur les humains, fragiles certes, mais jamais dénués de résistance. La pièce se fait l’écho de la cause palestinienne sans jamais la nommer.

Polynice l’exilé s’adresse ainsi à sa sœur Antigone : « A quoi bon parler si personne ne t’écoute. Quand ils sont venus prendre ma maison et qu’ils m’ont chassé de Thèbes, j’ai caché la clé. Demain j’ouvrirai la porte et on rattrapera le temps perdu ! On me fait porter la culpabilité d’une histoire qui n’est pas la mienne Antigone. J’ai erré sur les routes pour expier des fautes que je n’avais pas commises » Plus loin Tirésias le devin aveugle s’adresse au monde hurlant : « Tu dresses le charnier des carrousels de l’innocence ». Quant à Créon, il déclare au peuple de Thèbes souhaiter que « les chairs de Polynice se désagrègent dans l’indifférence et qu’il disparaisse dans les limbes de l’inhumanité ».

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Quand les mots manquent la danse et la musique sont là

Et Tamara el-Saadi de crier sa colère et son désespoir avec sa poésie, mais quand les mots manquent, dit-elle, c’est à sa chorégraphe qu’elle s’adresse. Les corps et la danse prennent alors le relais sur scène pour exprimer ce qui devient innommable.

Il y a aussi la musique, celle de Bachar Mar-Khalifé, qui se mêle au jeu des acteurs et actrices sur scène. Parfois, le chant devient a cappella et peut se réduire à un seul mot : Dunya (monde) ou Biladi (mon pays) , scandé à l’infini comme une prière.

La musique est aussi celle de Fabio Meschini qui accompagne avec sa guitare électrique les colères d’Eden, le pendant contemporain d’Antigone.

L’espace sonore est également merveilleusement habité par la bruiteuse Eléonore Mallo qui opère à vue dans un théâtre artisanal qui révèle ses coulisses tel que l’affectionne Tamara el- Saadi. Telle une magicienne, la bruiteuse remplit l’espace et contribue à l’ambiance onirique de la pièce se rapprochant parfois du conte. La servante, par exemple, se déplace avec des cliquetis. Interprétée par Ryan Larras sorte de djinn échappé des Mille et une nuits, il contribue à alléger l’atmosphère dans une pièce où le propos est grave. Tamara el-Saadi n’hésite pas ainsi à s’affranchir des codes du genre et des origines confiant aussi le rôle de Créon à une comédienne. Et cela insuffle comme un air de liberté, une bouffée d’oxygène à la pièce.

Le décor de « Taire » est constitué d’échafaudages sur roue qui glissent et articulent l’espace. Photo Christophe Raynaud de Lage


Le sable de Bagdad, la ville natale

Léger, le décor est constitué d’échafaudages sur roue qui glissent et articulent l’espace. Des voiles se soulèvent en ombres chinoises évoquant la mer. Du sable rouge ruisselle des corps d’Etéocle et Polynice s’entretuant, du sable surgi probablement de l’enfance de Tamara el-Saadi et des tempêtes de Bagdad.

Il était déjà présent dans sa première pièce, Place, en 2018 où elle s’interrogeait sur sa place d’enfant arabe arrivée en France à l’âge de 5 ans. Une pièce où les langues française et arabe s’emmêlaient déjà sur le plateau. Depuis lors, Tamara el-Saadi a fait son chemin dans un théâtre documentaire qui nourrit sa dramaturgie. Dans une de ses pièces récentes, Partie, elle puise dans une matière épistolaire de poilus durant la Première Guerre mondiale et à travers ces lettres de soldats interroge l’absurdité des guerres.

Cette fois, elle a mené un travail d’enquête auprès d’enfants placés ou de personnes qui l’ont été pour se pencher sur cette période de l’adolescence.

Si Antigone est née de l’inceste, Eden est le fruit du viol. Les deux adolescentes se retrouvent à la fin de la pièce. Et malgré le drame qui les lie, elles nous laissent sur une note infinie d’espoir dont on taira le contenu pour ménager la surprise. La poésie et l’humanité finissent en tout cas par triompher. Taire commence par ces mots : « Générations futures, je vous conjure de nous pardonner.» Et l’espoir surgit à la fin de la jeunesse. Quant à Tamara el-Saadi, elle signe avec cette dernière création la pièce de la maturité.

« Taire » de Tamara al-Saadi

Création au Théâtre Dijon Bourgogne puis à La Criée, Théâtre national de Marseille

A été présentée du 5 au 8 mars au Théâtre national de Nice

Prévue les 13 et 14 mars au Châteauvallon, scène nationale de Toulon

20 et 21 mars : Espace 1789 de Saint-Ouen.

26 mars au 6 avril : Théâtre Gérard Philippe. Centre dramatique national, à Saint-Denis 

La metteuse en scène irakienne Tamara el-Saadi s’empare du mythe d’Antigone pour faire entendre la voix des enfants sacrifiés sur l’autel des puissants. La tragédie de Gaza et la mort des innocents sourdent tout le long de la pièce, mais aussi l’anxiété d’une jeunesse face à un monde absurde en proie au péril climatique et géopolitique. Elle s’entoure pour cette création de...
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