
Une scène de « Ma nuit à Beyrouth ». Photo DR
« Nuit noire. Pas d’éclairage public. Plus d’électricité pour ça. Hiver. Pas de lumière avant 5 heures du matin. (…) Cela fait donc cinq heures trente d’obscurité dans cette ville devenue fantôme. » Ma nuit à Beyrouth, de Mona el-Yafi, se situe près d’un an après les explosions au port de Beyrouth, en décembre 2021, lorsqu’un homme se rend dans la capitale pour y refaire son passeport. Dans un pays ravagé par une crise économique sans précédent, la simple formalité devient un chemin de croix : une nuit, deux nuits, trois nuits debout dans la nuit noire et les silhouettes balayées par les phares des voitures de la route toute proche. Les requêtes administratives sont contradictoires, les pièces à présenter dépendent du fonctionnaire, certains ont des passe-droits, des valises noires circulent furtivement… Livré à ce simulacre d’État kafkaïen, l’homme se met à danser. Quant à Aïda, sa compatriote et amie, elle raconte. Son récit est traversé par les échanges entre des inconnus dans la file d’attente, qui évoquant des difficultés d’électricité, qui déplorant le manque d’eau, la mafia des générateurs… Si le passeport est la garantie d’« un pied dedans et un pied dehors», il dessine aussi un espace de réflexion identitaire.
« Tu es debout.
Tu tiens le passeport dans tes mains.
Parce que tu te dis subitement : ce passeport sera mon dernier passeport libanais. »
L’autrice et metteuse en scène Mona el-Yafi confie que chaque fois que le comédien et danseur Nadim Bahsoun prononce ces mots sur les planches, il a les larmes aux yeux.
« Nous avons échangé sur nos deux Liban »
« Le théâtre est une passion depuis mon enfance. Après une agrégation de philosophie, je me suis rendu compte que j’avais besoin de placer le théâtre au centre ma vie. Je voulais jouer à tout prix et j’ai intégré la compagnie du Théâtre du conte amer, qui m’a permis de faire la bascule et d’en faire mon métier. Je me suis formée sur le tas, en multipliant les stages, les laboratoires, et j’ai enchaîné les pièces ! » raconte l’autrice avec entrain. Le répertoire de Mona el-Yafi est multiple, elle a travaillé avec Laurent Bazin, Audrey Bonnefoy, Vincent Reverte ou Ayouba Ali avec lequel elle codirige Diptyque Théâtre, pour des pièces contemporaines, mais aussi avec Aurore Évain pour des œuvres classiques. « Je travaille aussi sur mes propres textes ; j’ai écrit ma première pièce en 2013, c’est la première autour du Liban ! » ajoute-t-elle.
Nada el-Yafi. Photo Svend Andersen
De père libanais, de mère française, Mona el-Yafi se rend au Liban pour la première fois en 1995. « J’ai mis beaucoup de temps à m’autoriser à écrire à ce sujet, je ne me sentais pas légitime : je parle à peine la langue, je n’y ai jamais vécu. Et pourtant j’ai un rapport très fort à ce pays, il a été important dans mon esprit. Lorsque j’ai rencontré Nadim Bahsoun au cours du spectacle Oüm de Fouad Boussouf, où j’étais dramaturge, nous sommes rapidement devenus amis, et son histoire a inspiré ma pièce », enchaîne l’autrice. « Début 2022, il m’a raconté les péripéties de son renouvellement de passeport au Liban et les impasses dans lesquelles il s’est retrouvé, dans un pays avec un État fantôme. J’y ai trouvé une sorte de tête d’épingle qui m’a inspirée. Nous avons échangé sur nos deux Liban : lui y a grandi, moi non ; il a un seul passeport, j’en ai deux… Cette discussion m’a permis de raconter mon histoire avec le Liban, par le truchement de Aïda, qui relate mon premier voyage dans le pays, des souvenirs d’enfance… » explique la réalisatrice, qui a mis en scène avec délicatesse la phraséologie arabe caractéristique des mots libanais que l’on retient quand on vient pour les vacances. Des aliments (zeit zeitoun, khebz), des injonctions (rouh, ta’), mais aussi des mots-phrases et béquilles linguistiques caractéristiques de l’oralité (akid, ’anjad, heik heik, ya’né…).
Un pays-frontière
« Ce texte peut être interprété en monologue ou en duo. » La didascalie liminaire propose une plasticité de l’interprétation intéressante. Dans sa mise en scène, Mona el-Yafi opte pour la binarité, en portant le texte avec Nadim Bahsoun. « Je viens de terminer une résidence d’écriture à la Chartreuse, au cours de laquelle des étudiants de l’ESCA ont proposé une mise en scène de mon texte avec 7 comédiens », note-t-elle, en insistant sur la richesse de cette latence interprétative. « La binarité des personnages sur scène peut être perçue comme intérieure et projetée. La première fois que je suis allée au Liban, j’avais le sentiment d’être dans un pays-frontière. Beaucoup de gens vivent à l’étranger, et l’enjeu autour du passeport est essentiel. Dans le cas de mon personnage, il est mis dehors par son propre pays, mais on l’autorise à partir puis revenir parce qu’il n’y vit pas... Il y a un jeu entre le pays qui te prend, ne te relâche pas, te met presque dehors, et en même temps on a envie de revenir ; on a envie de faire partir nos proches et on comprend qu’ils ne veuillent pas partir… » ajoute Mona el-Yafi.
Nadim Bahsoun. Photo DR
La danse est essentielle dans la performance de Nadim Bahsoun, autour de compositions musicales de Nagib el-Yafi. Le créateur sonore et compositeur pour le cinéma a travaillé notamment à partir de sons enregistrés à Beyrouth. « Sur scène, Nadim danse tout le temps, on a travaillé longuement la danse de l’attente, puis la dabké. Cela devient presque une histoire en deux corps. Parfois, nous sommes disjoints sur un plan temporel, il est dans le présent de ce qu’il vit et je suis dans le présent du récit. À certains moments, c’est la danse qui raconte ; l’idée est que la danse ne soit jamais illustrative et le théâtre jamais du commentaire, mais un point de dialogue et de récit », commente la dramaturge.
Le choix de la danse permet une réflexion intéressante sur le corps. «Le fait que Nadim soit danseur met en exergue la violence de ce qu’il a subi, car le corps du danseur est un corps travaillé, un corps libre, qui cherche le mouvement, l’ampleur, et qui se retrouve à devoir être immobile parmi d’autres. Ce hiatus rend encore plus singulière son histoire », explique-t-elle.
Sur scène, un mur en guise de décor, qui incarne les obstacles intérieurs et extérieurs. « Il fait aussi référence aux murs de la révolution que les Beyrouthins appellent murs de la honte, et qui ont poussé en 2019 pour contenir les manifestations. Ils ont d’ailleurs été pris d’assaut par les artistes, qui les ont recouverts de fresques, de graffitis , d’inscriptions… » décrit celle qui a été inspirée par la ville de Beyrouth plongée dans le noir ces dernières années. « C’est une expérience sensorielle particulière, les odeurs et les sons deviennent différents, et c’est une métaphore de la situation du Liban à cette période. Reste l’entraide et les interactions humaines », constate Mona el-Yafi, qui est en train de rédiger son prochain texte théâtral, Les Deuils clandestins. « Il traite de l’exil intérieur, du fait d’avoir un pays où l’on n’est pas, avec lequel on entretient un rapport complexe », annonce l’autrice, dont la pièce Ma nuit à Beyrouth est programmée à travers la France jusqu’en automne 2026.