
Le harpiste russe Alexandre Boldachev. Photo DR
Alexandre Boldachev a été submergé par la musique avant même sa naissance : sa mère, alors qu’elle était enceinte, n’avait pas arrêté de participer à des concerts jusqu’à la dernière minute. Le petit Sacha est né en 1990 à Saint-Pétersbourg, d’Irina Sharapova, enseignante et pianiste au Conservatoire de Saint-Pétersbourg, et artiste honoraire de la Fédération de Russie. Boldachev se souvient d'ailleurs des innombrables concerts, d’opéras et de ballets auxquels il assistait dans plusieurs théâtres, dont le prestigieux Mariinsky : « La musique était chose courante chez nous », dit-il d'un ton naturel qui reflète son rapport évident à la musique.
S'il a vu le jour dans l’un des pays phares de la musique classique, Boldachev critique la corruption toujours courante en Russie. Accentué par l’invasion en Ukraine en 2022, son départ du Bolchoï fait de lui un sans-abri qui appartient justement à tout abri : « J’ai pu jusqu'à présent visiter 50 pays et 100 villes, je sens que j'appartiens à tous ces endroits visités, je me sens partout chez moi. » Bien qu'ayant appris la musique et le piano à Saint-Pétersbourg, il a été découragé par la corruption dans de nombreuses institutions musicales qui se sont trouvées obligées de fermer leurs portes, ou dont les documents ont été détruits « à la suite d’un grand et soudain incendie en 2023 ». Néanmoins, « le peuple russe essaye de continuer à vivre, et à vivre toujours avec la musique », assure-t-il.
Du piano à la harpe
« J’ai commencé au piano, situation oblige », vu le statut et la profession de ma mère ; « je jouais devant le public à neuf ans déjà, mais mon esprit d’aventure, mon sens de la découverte et un défi entre amis m’ont mené à la harpe, qui partage avec le piano de nombreuses similitudes, et depui, je ne l’ai plus lâchée ». Et c’est ainsi que son aventure avec la harpe débute : le jeune Alexandre part à Paris puis à Zurich pour un long séjour éducatif avant de retourner en Russie où il travaille au Bolchoï de Moscou avec le célèbre maestro Tugan Sokhiev. « Mais après l’invasion, nous avons tous deux démissionné », explique-t-il.
L’odyssée d’un Orphée
Entre Los Angeles, l’Italie et le Royaume-Uni, passant par des dizaines de villes où les vents et les cordes éthérées l’emmènent, Boldachev passe une large partie de son temps à enseigner la composition et l’arrangement ainsi qu'à aider les futurs compositeurs à mieux intégrer la harpe dans leurs orchestrations : « Il y a trop de choses à faire et le temps n’est pas suffisant. Cet instrument mérite encore d'être exploré. » Ayant pour mission de consacrer toute sa carrière à cette lyre moderne, Boldachev ne cesse de la promouvoir : « Je veux qu’on entende la harpe », et cela n’est pas paradoxal car « elle est capable de tout exécuter, même en solo ». Le musicien veut montrer au public de mélomanes et de connaisseurs qu’une « harpe peut équivaloir à un piano, et par syllogisme, à tout un orchestre – non seulement grâce à sa large tessiture, ce qui lui permet d’exister sans accompagnement, mais aussi grâce au contrôle en micromillimètre des cordes, ce qui n’est pas faisable, par exemple, au piano ».
Selon Boldachev, la harpe demeure « l’un des instruments les plus sous-estimés et méconnus du XXIe siècle, bien qu’elle s’adapte à n’importe quel genre musical et bien que chaque folklore en ait sa propre variante ».
De Vivaldi à Nirvana
Dans la musique, Boldachev vogue autour de trois genres : « Les classiques du pop, les classiques populaires et des variétés venant du monde du cinéma et des jeux vidéo. » Dans un seul album, il arrive au harpiste de réunir Bohemian Rhapsody de Queen avec un mouvement d’une des Quatre Saisons de Vivaldi, ou de passer de Bach à Arvo Pärt (un album sur lequel il travaille actuellement). Il travaille aussi sur « des contes de la harpe » fondés sur les œuvres picturales de Chagall, sur le rock et la littérature. Il adore aussi raconter des histoires à travers la musique : « Je veux parler, par exemple, de mon séjour en Arkansas, car j’aime mettre l’expérience personnelle au service d’une intrigue musicale, ou interpréter des musiques de sagas que j’adore comme Le Seigneur des Anneaux, La Guerre des étoiles ou Pirates des Caraïbes. Je veux travailler sur des histoires entières. » Ayant aussi un faible pour les poèmes symphoniques et les ballets russes, il a fait des arrangements de la Schéhérazade de Rimsky-Korsakov, ou encore de la Petrouchka d’Igor Stravinsky. « Les musiciens peuvent raconter ce qu’ils veulent indépendamment de l’instrument, qui n’est finalement qu’un outil. Ce qui compte, c’est la musique. Et la mission essentielle d’un musicien, c’est d’écouter », avance-t-il.
Trois représentations au Liban
Venu au Liban pour la première fois, Boldachev sent que les gens veulent aller de l’avant : « Il y a une forte volonté de s’épanouir, marquée par une ouverture d’esprit. J’espère que le Liban connaîtra un avenir meilleur », sourit le musicien en se préparant pour son dernier concert solo mardi 11 mars, dans le cadre du Festival al-Bustan, après avoir participé à la Tragédie de Carmen. Il a aussi flâné à Beyrouth dimanche en proposant un best-of de sa création et des improvisations sur la corniche de Aïn-el-Mrayssé lors d’une performance de rue. Il clôture ses représentations mardi soir par un programme varié allant de Händel à… Hans Zimmer ! Il sera accompagné par Mario Rahi et Syuzanna Balasanyan au violon, Hambardzum Simonyan à l'alto, Anastasia Yartseva à la violoncelle et Makram Aboul Hosn à la contrebasse.
L’injustice des deux côtés : Connu pour sa modestie et son sens de l’écoute, Tugan Sokhiev est un chef d’orchestre russe qui était déjà à la tête de la direction artistique du Bolchoï et du Capitole de Toulouse. Après l’invasion russe de l’Ukraine en 2022, il s’est vu obligé de présenter sa démission de ces deux institutions : s’il a quitté la première pour des raisons évidentes, il a quitté Toulouse car on l'avait forcé à supprimer le répertoire russe, l'un des piliers pourtant primordiaux de la musique symphonique, du ballet et de l’opéra. Cette vague de « cancel Russian culture » poursuit toujours de nombreux artistes russes, en dépit de leur opposition à la guerre, leur faisant subir l’injustice des deux côtés.