
Anita Rachvelichvili dans la peau de Carmen au Festival al-Bustan. Photo Instagram
Elle est aujourd’hui considérée comme « la meilleure mezzo-soprano pour Verdi », selon le maestro italien Riccardo Muti – et qui dit Verdi, dit une grande partie du répertoire italien, pierre angulaire de l’opéra. D’autres la voient comme une Carmen idéale, dont « la chevelure ondulée et la sombre présence » ensorcellent le public. Depuis sa prestation aux côtés du ténor Jonas Kaufmann à La Scala de Milan en 2009, Anita Rachvelichvili a conquis les plus prestigieuses maisons d’opéra.
Un jeu intense et une forte présence scénique. Photo Instagram
De la soul à l’opéra
Née à Tbilissi en 1984, Anita Rachvelichvili a grandi dans une famille où ses parents chantaient des mélodies folkloriques à la guitare, une image qu’elle évoque avec nostalgie. Adolescente, elle se passionnait surtout pour le jazz, la soul et la techno, avant que ses professeurs ne découvrent la puissance de sa voix et ne conseillent son père de l’inscrire au Conservatoire de Tbilissi.
« J’ai découvert l’opéra à 16 ans, sans jamais en avoir écouté. D’ailleurs, je n’en écoute toujours pas, ou très rarement ! » confie-t-elle. Elle cite cependant Liszt, Tchaïkovski et Rachmaninov parmi ses compositeurs préférés, sans oublier Joe Hisaishi, le maître des musiques de films d’animation japonais. Mais pour elle, « l’opéra, c’est sacré Verdi ! »
Grands rôles, grandes maisons
De l’Opéra de Tbilissi à La Scala, l’étoile montante de l’art lyrique a collaboré avec des chefs de renom tels que Riccardo Muti et Daniel Barenboïm, et s’est produite dans les maisons les plus prestigieuses : le Metropolitan Opera de New York, Garnier et Bastille à Paris, la Staatsoper de Berlin… Pourtant, San Carlo et l’Arena de Vérone en Italie demeurent ses préférés.
Bien qu’elle parle cinq langues, dont le géorgien, le russe, l’anglais et un peu de français, elle estime que « la langue de l’opéra, c’est l’italien ! » qu’elle parle spontanément, même lorsqu’on s’adresse à elle en espagnol. Paradoxalement, ses rôles fétiches sont francophones : Carmen de Bizet et Dalila de Saint-Saëns.
Pour Anita Rachvelichvili, Samson et Dalila illustrent deux facettes contrastées de la personnalité humaine : Samson incarne le patriotisme, tandis que Dalila se distingue par sa stratégie et sa cruauté. « Je ne suis pas cruelle, précise-t-elle, mais la musique envoûtante de Dalila au premier acte me fascine, tout comme les brusques oscillations entre amour et perfidie au deuxième. » Elle considère d’ailleurs ce rôle comme l’un des plus exigeants, tant physiquement qu’émotionnellement, car « il faut savoir maîtriser sa voix plutôt que de la livrer totalement, ce qui est un véritable défi. » Mais Carmen reste sa favorite, car elle lui permet de chanter, danser et se plonger pleinement dans le jeu théâtral. « Ce rôle est une véritable explosion d’émotions ! » confie-t-elle.
Bien qu’elle se reconnaisse dans la force intérieure de Santuzza dans Cavalleria rusticana de Mascagni, elle rêve un jour d’interpréter des héroïnes wagnériennes. « Mais pas avant d’avoir appris l’allemand ! » ajoute-t-elle avec malice.
Punir l’art russe ? « C’est stupide ! »
Anita Rachvelichvili dénonce avec force ce qu’elle considère comme une injustice : la sanction infligée par l’Occident à l’art et aux artistes russes en réponse à la guerre en Ukraine. « En tant que Géorgienne, je comprends parfaitement la douleur des Ukrainiens, car mon pays a connu des situations similaires. Je saisis la souffrance des nations prises entre deux feux, mais s’en prendre à l’art est une absurdité. »
Elle s’insurge également contre la pression exercée sur les Russes, forcés de choisir entre leur patrie et leur conscience. « En Occident, on ne mesure pas l’ampleur de ce qu’on leur impose : ils ne peuvent ni s’exprimer librement ni trouver refuge ailleurs s’ils sont menacés. On exige d’eux qu’ils renient non seulement le Kremlin, mais aussi leur propre pays. Même ceux qui ont osé dénoncer la guerre, comme Anna Netrebko, ont été sanctionnés ! »
Poursuivant son plaidoyer, la cantatrice rappelle l’importance du répertoire russe dans l’histoire de l’opéra : « Comment peut-on boycotter la culture russe ? L’opéra repose sur quatre grandes traditions – l’italienne, la française, l’allemande et la russe – sans même parler du ballet. Éliminer ce patrimoine et ostraciser ses artistes est une injustice flagrante. C’est idiot. Cela ne mènera pas à la paix et ne rendra pas justice aux Ukrainiens. »
Les bémols de l’opéra
Si l’opéra crée des liens familiaux entre artistes et musiciens, le monde lyrique souffre aujourd’hui de dérives, selon la cantatrice : « Tout repose sur Instagram. On privilégie les chanteurs qui ont le plus de followers, même s’ils manquent de talent. » Elle regrette aussi la retransmission de l’opéra au cinéma, qui tue le jeu théâtral et impose aux chanteuses d’être minces pour mieux passer à l’écran. Pire encore, selon elle, les maisons d’opéra investissent davantage dans des mises en scène minimalistes et sombres au lieu de payer correctement les artistes et d’attirer un nouveau public. « Aujourd’hui, tout le monde peut se divertir avec un smartphone, et la crise économique a rendu l’opéra encore plus inaccessible. Pourtant, il existe des billets abordables, mais on ne le dit pas assez au public. L’opéra ne doit pas être réservé à une élite ! »
Le Liban, un coup de cœur
En évoquant le Liban, un sourire éclaire son visage : « Le Liban et la Géorgie se ressemblent. Ce sont deux petits pays, géographiquement situés entre Orient et Occident, avec une immense richesse culturelle. » Elle souligne la singularité du pays du Cèdre : « J’ai visité d’autres pays arabes, mais l’expérience n’était pas la même. Ici, il y a toujours quelque chose à découvrir. Les paysages sont magnifiques, l’ambiance fascinante et les gens incroyablement chaleureux ! »
Ce soir, aux côtés du maestro Gianluca Marcianò, elle interprétera une « opéra-suite » de Carmen, réunissant les airs les plus emblématiques avec un duo inédit conçu spécialement pour l’occasion. Un rendez-vous incontournable avec une Carmen indomptable que « nul ne peut apprivoiser » !
*Samedi 8 mars à l'auditorium Émile Boustani au Festival al-Bustan à 20h30.
Ils donnent leur langue au chant
La plupart des opéras sont d’habitude chantés par la langue maternelle du compositeur, peu importe la nationalité des héros ou du lieu. Retenons pourtant quelques exceptions : George Friedrich Handel le Britannique et Mozart l’Autrichien ont écrit des opéras en italien.
L'affaire Anna
Anna Netrebko est une soprano russe de grande renommée internationale. Sa voix unique et son timbre chaleureux la distingue. Elle excelle dans l’interprétation musicale et théâtrale des rôles qu’elle joue, et elle est considérée de son vivant déjà comme l’une des grandes icônes incontournables de l’opéra. Bien qu’elle se soit indignée contre l’invasion russe en Ukraine en 2022, de prestigieuses maisons tels le Met et La Scala ont refusé de l’accueillir de nouveau. Elle est venue au Liban en 2015 dans le cadre du Festival de Beiteddine.