
D.R.
Le Canal de Suez au prisme de la littérature et de l’histoire, une anthologie (1850-1975), sous la direction de Sarga Moussa et Randa Sabry, Université Grenoble Alpes éditions, 2024, 504 p.
Le 6 août 2015, le président égyptien Al-Sissi inaugurait le « Nouveau canal de Suez » permettant ainsi, après un an de travaux, de doubler la capacité de passage… Que sait-on de ce fameux canal dont l’histoire est intimement liée à celle de l’Égypte – mais aussi à celle de la France ? Une récente anthologie nous en dit long sur cette « géographie de Dieu refaite par l’homme »…
Le canal de Suez est, dans l’imaginaire collectif, un espace mythique, de par ses origines pharaoniques, quand il faisait la jonction entre le Nil et la mer Rouge, de par l’aura de Bonaparte qui en fit établir le premier projet d’aménagement moderne, puis par le prestige de Ferdinand de Lesseps et du Khédive Ismaïl qui s’engagèrent dans le chantier géant de sa construction jusqu’à son inauguration officielle le 17 novembre 1869, en présence de l’impératrice Eugénie et de l’empereur François-Joseph d’Autriche.
Cette voie maritime a longtemps attiré les voyageurs tant par la révolution des transports qu’elle permit que par sa promesse de mariage de l’Orient et de l’Occident comme l’affirmait Charles Blanc qui, dans son Voyage de la Haute Égypte, salue « le percement de l’isthme de Suez et de ce canal merveilleux qui, réunissant deux mers, ouvre aux nations occidentales un nouveau chemin vers les Indes et va mettre en communication rapide les peuples de l’Europe avec le pays qui fut leur berceau… »
Une multitude de points de vue
Dans Le Canal de Suez au prisme de la littérature et de l’histoire, Sarga Moussa et Randa Sabry ont conjugué leurs efforts pour nous offrir une passionnante anthologie de textes relatifs à l’élaboration, à la construction et à l’exploitation du canal de Suez, qui reflète ses multiples images et mémoires : sa légende dorée, ses drames, et ses conflits, idéologiques ou militaires… Ils nous offrent ici de très nombreux extraits, dont des textes inédits, réunis grâce à une collaboration fructueuse de plusieurs années entre deux équipes, l’une franco-suisse l’autre égyptienne, dans le but de combler, à travers des représentations littéraires et historiques, les lacunes concernant l’histoire culturelle du canal de Suez, et de mettre en regard des sources multiples, en l’occurrence égyptienne ou européenne, de 1850 à 1975.
La principale originalité de cet ouvrage est de proposer non seulement des extraits tirés d’auteurs français et égyptiens, ce qui nous donne une double perspective, un peu comme dans Les Croisades vues par les Arabes d’Amin Maalouf, mais aussi quelques textes provenant d’autres horizons et traduits de l’anglais, de l’allemand, du russe, du polonais, du tchèque et du portugais. Aussi, de nombreux genres ont-ils été convoqués : poèmes, chansons, discours, correspondances, mémoires, articles et récits de voyage… d’où un kaléidoscope aux variations infinies.
La naissance du canal
Divisé en trois parties, le recueil commence par aborder la naissance du canal de Suez. Il évoque les premiers projets, ébauchés lors de l’expédition de Bonaparte (1798) et par les saint-simoniens, et, surtout, la période du chantier de Suez à partir du premier coup de pioche en 1859 jusqu’aux festivités de l’inauguration, dix ans plus tard. On trouvera dans cette partie un florilège de textes, de Walt Whitman à Gilbert Sinoué, en passant par Goethe, Jules Verne, Flaubert, Gautier, Zola, Robert Solé, ou le Libanais Fawaz Traboulsi, auteur de Soie et Fer, du Mont-Liban au Canal de Suez, dont certains fustigent les conditions précaires des fellahs (près de 200 000 !) qui contribuèrent à la percée du canal.
Désillusions
La deuxième partie, qui va de 1882 à la veille de la nationalisation, est une période de désenchantement avec l’occupation anglaise, la question de la dette et le désastre financier que fut le canal pour l’Égypte. On y trouvera des textes critiques, comme celui de Taha Hussein, qui dénoncent la cupidité des puissances européennes, des relations de voyageurs comme celles de Hesse, Zweig, Kipling, Morand ou Einstein, ou des analyses d’ordre sociologique, économique ou ethnographique comme celles de Samir Amin, Raouf Abbas, Naguib Amin ou Qassem Elewa.
Nationalisation et conflits
La troisième partie, enfin, évoque la nationalisation de la compagnie du canal de Suez proclamée par Nasser le 26 juillet 1956. Journalistes et historiens ont largement commenté l’enchaînement des faits politiques et militaires liés à ces trois dates cruciales : 1956 (la proclamation de la nationalisation et les attaques conjointes par la France, le Royaume-Uni et Israël), 1967 (la guerre des Six Jours déclenchée par Israël) et 1973 (la guerre du 6 octobre ou du Kippour déclenchée par Sadate, puis la réouverture du canal après le cessez-le-feu). On retrouvera dans cette partie des textes très divers, dont certains montrent bien l’impact psychologique des événements sur la population égyptienne, allant de Guy Mollet à Paula Jacques, en passant par Ghitani, Sadate (extrait de ses Mémoires) ou Sonallah Ibrahim…
Enrichi de documents historiques, comme le texte de la concession de 1856, le règlement sur l’emploi des ouvriers indigènes, la note présentée par la délégation égyptienne à la conférence de Lausanne (1923), ou les accords secrets de Sèvres (24 octobre 1956), l’ouvrage comporte des notices sur les auteurs cités, une carte du canal de Suez et des repères chronologiques. L’impression de patchwork ou de désordre qu’on pourrait ressentir de prime abord est rapidement dissipée à la lecture de l’ensemble, tant les textes, soigneusement commentés, s’articulent avec cohérence pour nous offrir un panorama à la fois complet et édifiant.