La manipulation, l’imposture et le clientélisme au Liban ont été poursuivis durant plus de quarante ans dans un but d’hégémonie et de blocage de la part d’occupants directs ou par procuration, avec la couverture d’intellectuels sans expérience et d’idéologues du « confessionnalisme », terme que Michel Chiha emploie entre guillemets.
Il faudra enfin rétablir la boussole constitutionnelle libanaise dans la formation du cabinet du nouveau mandat présidentiel et gouvernemental. On procède à la formation d’un gouvernement d’union nationale dans tous les régimes politiques, de façon exceptionnelle et limitée. Les pouvoirs d’occupation du Liban, directe ou par procuration, ont exploité cette pratique pour instaurer une hégémonie sectaire, bloquer les décisions, institutionnaliser le clientélisme sous couvert de « confessionnalisme » et de pacte national.
Les principes constitutionnels libanais, depuis les pères fondateurs et à la lumière de tous les amendements constitutionnels, notamment du pacte de Taëf, sont constants et régis par des normes. Nous relevons brièvement ces normes.
1. La séparation des pouvoirs. Le préambule de la Constitution libanaise est explicite : « Le régime est fondé sur le principe de la séparation des pouvoirs, leur équilibre et leur coopération. » Il en découle que la formation d’un cabinet
mini-Parlement viole le principe de séparation des pouvoirs, élimine toute perspective de contrôle parlementaire, l’existence éventuelle d’une opposition effective et transforme le régime parlementaire pluraliste libanais en régime d’assemblée, dictature camouflée et polyarchie (François Bourricaud, Esquisse d’une théorie de l’autorité, Plon, 1961) avec impossibilité de prise de décision sinon grâce à un partage de prébendes.
2. Pouvoir « exécutoire ». Tout le chapitre IV de la Constitution libanaise qualifie le pouvoir exécutif de ijrâ’iyya (pouvoir exécutoire, « executorius », exécuteur), c’est-à-dire qui doit être mis à exécution (Le Robert), à la manière des services exécutoires (dawâir al-ijrâ’) au ministère de la Justice. La signification arabe est explicite, ja’l al-umûr tajrî (faire que les choses marchent, Lisan al-‘arab). C’est le Parlement qui est lieu permanent du dialogue selon toute l’œuvre de Michel Chiha et des pères fondateurs, alors qu’il appartient à tout gouvernement exécutoire d’assurer l’eau, l’électricité, la gestion des écoles publiques, les problèmes vitaux des citoyens…
3. Représentation des communautés. L’article 95 de la Constitution dispose : « Les communautés sont représentées équitablement dans la formation du gouvernement. » Il ne s’agit donc pas de représentation contraignante de forces politiques, de husâs (parts), de ahjâm (volumes)…, selon des slogans en vogue depuis surtout 2016. Le but de la représentation des communautés est la sécurisation psychologique à l’encontre de toute stratégie d’exclusion. Aucun groupe parlementaire d’une communauté ne représente globalement toute sa communauté !
Aucun groupe parlementaire, maronite, sunnite, chiite, druze… ne représente « toute » (sic) sa communauté ! Des parlementaires d’une communauté pourraient être en harmonie en politique avec la communauté ou ne pas l’être. Des ministrables d’une communauté pourraient être davantage soucieux de la chose publique que des parlementaires d’une communauté.
4. La confiance au Parlement n’est pas à deux niveaux ! À l’encontre d’une imposture, depuis surtout 2016, l’article 64 de la Constitution dispose : « Le président du Conseil des ministres est le chef du gouvernement (…). Il est considéré responsable de l’exécution de la politique générale tracée par le Conseil des ministres (…). Il procède aux consultations parlementaires en vue de former le gouvernement dont il contresigne avec le président de la République le décret de formation du gouvernement (…). Le gouvernement doit présenter à la Chambre des députés sa déclaration ministérielle en vue d’obtenir la confiance… »
Il y a plusieurs sortes de signatures en droit : approbation et de contreseing ; d’approbation absolue (comme dans le cas de location d’un appartement, de vente d’une propriété…), le consentement, l’information quant à la régularité procédurale… C’est le chef du gouvernement qui assume la responsabilité constitutionnelle gouvernementale et est soumis au contrôle parlementaire. Ce qui a été institué depuis surtout 2016 opère une transformation de la confiance parlementaire en confiance à deux tours ou à deux niveaux, celui du président de la République et celui du Parlement comme s’il s’agit d’un Parlement service d’enregistrement !
En cas de divergence entre le chef de l’État et le chef du gouvernement ou même de conflit, l’instance constitutionnelle de régulation est le Parlement avec son vote ou déni de confiance. Certes, tout chef du gouvernement doit prendre en considération les données du Parlement et la réalité politique en vue de l’obtention de la confiance parlementaire.
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La séparation des pouvoirs est parfaitement garantie dans le régime parlementaire pluraliste libanais au moyen du chef de l’État « qui veille au respect de la Constitution » (nouvel art. 49) et les gouvernements « exécutoires ». Toute autre considération de la part de légalistes – et nous ne disons pas de juristes – est étrangère à la théorie constitutionnelle et au texte de la Constitution libanais. Il est fondamental de se référer à des recherches comparatives sur les modalités d’application du principe universel de séparation des pouvoirs, notamment : Maxence Unau, « Propositions pour une classification renouvelée des régimes politiques », Revue française de droit constitutionnel, n° 136, 2023, pp. 935-955.
Antoine MESSARRA
Membre du Conseil
constitutionnel, 2009-2019
Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.
Je lis toujours avec intérêt les commentaires d’Antoine Messarra : face aux égarements délibérés (souvent) ou naïfs (rarement) des politiques, il remet constamment les pendules à l’heure en se référant au texte de la Constit et aux commentaires de constitutionnalistes éminents. Ses analyses sont nourries de sa propre expérience d’enseignant et de membre du Conseil constit. Bref, une référence pour suivre les méandres de la politique libanaise.
08 h 35, le 23 janvier 2025