Portraits Portrait

Dominique Eddé L’intensité de l’être et la fatalité du néant

Dominique Eddé L’intensité de l’être et la fatalité du néant

On n’entre pas de plain-pied chez Dominique Eddé. On n’y monte pas non plus des marches vers un beau perron de marbre. On descend chez Dominique, vers elle. En cette mi-saison d’été indien, en cette fin de journée en demi-teinte, irisée de clair-obscur, il vous faut dévaler un escalier de pierre irrégulier, escarpé, jonché de pièges de galets et de feuilles mortes, sinueux comme sa pensée complexe, riche de ses alternances et de ses oscillations. Se demander « Pourquoi il fait si sombre ? », connaître le vertige, risquer mille fois de choir, se raccrocher à une rampe imaginaire, celle de l’esprit, mais rester debout.

C’est qu’au bout de l’épreuve et au-delà des incontournables zones d’ombre, « une femme de lumière » vous attend et vous guide. Une femme beaucoup plus menue, féline et féminine que ne le laissent supposer ses tribunes brûlantes dans Le Monde, ses convictions fortes et ses engagements politiques au long cours. Avec sa frange auburn et les camaïeux de fauve et de roux qu’elle semble affectionner, lovée dans son canapé préféré, elle a quelque chose d’un « Castor » que n’aurait pas désavoué Sartre…

Il lui faut tout de suite faire du feu dans la cheminée, avouant même avoir quitté Paris lorsque cela n’a plus été possible dans les intérieurs de la capitale. Le feu, sa chaleur, sa lumière, comme une réminiscence du soleil de l’Orient, un Orient de « L’Orientalisme », avec ses cités millénaires ocres, Beyrouth, Jérusalem, Alexandrie… Alexandrie où Roselyne, sa mère franco-égyptienne – un personnage de roman de Lawrence Durell, une beauté à la Grace Kelly – a vécu avant de rencontrer son père, Henri Eddé, de tomber amoureuse de lui, de l’épouser et de venir vivre au Liban.

Au confluent des multiples ascendances imposées de Dominique, s’ajoute sa naissance dans un milieu aisé, une famille maronite de renom ayant joué un rôle marquant dans la vie politique du Liban et dans laquelle les livres occupaient une place centrale. C’est ainsi que Dominique avoue avoir, toute jeune, insisté pour lire Wittgenstein sans en comprendre un seul mot ! Jamais rebutée par les concepts, même les plus hermétiques, l’adolescente gardera, sa vie durant, ce goût des idées et éprouvera, comme elle le dit dans un tout récent entretien avec le journaliste Edwy Plenel, « la joie de comprendre, plus puissante que celle d’avoir raison ».

Elle ne sera cependant nullement prisonnière de son milieu. Électron libre, sensible aux vents libertaires de mai 68, aux causes de sa génération et aux multiples « malheurs arabes », elle n’hésitera pas, toute jeune, à enseigner à Beyrouth dans une école du camp palestinien de Chatila et, plus tard, dans une école officielle du quartier populaire de Zarif. Cet engagement envers les laissés pour compte n’est d’ailleurs pas une simple lubie de jeunesse et se poursuivra tout au long de sa vie, avec cet aveu, « il m’a toujours importé d’être aux côtés des gens sans pouvoir ». C’est ainsi qu’elle soutiendra, avec une amie, Isabelle Hélou, un atelier de tissage dans la région éprouvée de Ersal dans le nord de la Békaa et un autre de broderie à Beyrouth, destinés aux femmes exilées de leurs pays par la guerre. Une sensibilité in fine de gauche, même si elle est réputée, dans les milieux intellectuels français, comme étant « une voix singulière » et une personne « inclassable » et que, dans le cas de Dominique, toute étiquette serait injustement réductrice, voire appauvrissante.

Son parcours éclectique, mais toujours lié à l’écriture, la mènera à connaître, dans les années 70, Jean Genet avec lequel elle se liera d’amitié et auquel elle consacrera bien plus tard, en 2007, un essai, double portrait de l’homme et de l’œuvre, intitulé Le Crime de Jean Genet. Elle œuvrera par la suite dans l’édition, devenant en 1978 attachée de presse aux Éditions du Seuil et collaboratrice du Monde des Livres. C’est en 1989 qu’elle publie un premier ouvrage bref et dense, Lettre posthume, dans lequel un homme âgé « victime à la fois de sa lâcheté et de sa bonne éducation », s’adressant à une amie française après les premières années de guerre au Liban, porte sur son pays de grâce et de douceur, un regard dans lequel « le scepticisme a dévalisé la haine », tentant de raviver dans la mémoire de sa destinataire « ces fameuses lumières d’Orient… passées de mode avec les couleurs de la guerre ».

On le voit immédiatement et dès le premier ouvrage : Dominique Eddé possède indéniablement ce dont rêve tout auteur, l’art incisif de l’adéquation de l’expression au sens, « les mots confisquant les choses au fur et à mesure qu’ils les nommaient, comme s’ils prenaient la réalité en otage… » En somme, l’art de ce fameux « mot juste » de Flaubert, d’après qui d’ailleurs « de la forme naît l’idée ». Ce talent sera d’ailleurs confirmé par les ouvrages qui suivront : de Cerf-volant, une allégorie des vies arabes en apparence libres, mais en réalité manipulées par des forces étrangères à leur volonté, au récent et crépusculaire Palais Mawal, en passant surtout par le monumental Kamal Jann, du nom du héros du récit.

Dans ce dernier ouvrage, Eddé décrit, non sans un certain cynisme, voire une forme d’humour noir distancié, les rouages violents des services de renseignements syriens, la répression implacable des régimes arabes à l’égard de leurs opposants et les liens entre familles au pouvoir, chantage aux femmes et corruption. Un document d’une singulière actualité en cette fin d’année 2024, d’autant qu’il met en scène, à travers les jeunes membres du clan « Jann », éduqués et vivant aux États-Unis, les aspirations de la population syrienne à une liberté à laquelle elle ne parviendra qu’après plus de cinquante ans de joug, de souffrances et de tyrannie.

C’est cependant la rencontre en 1979 de Dominique avec Edward Saïd, universitaire palestino-américain de renom, professeur de littérature à Columbia, théoricien du post-colonialisme et auteur de l’ouvrage fondamental, Orientalism, qui marquera durablement à la fois sa vie personnelle et son engagement politique. C’est que « cet intellectuel romanesque », doué de la force d’abstraction d’un philosophe, possède une séduction non seulement personnelle, mais aussi « celle de la parole faisant de lui un artiste ». Elle consacrera d’ailleurs longtemps après sa mort, en 2017, à celui qui, atteint durant douze longues années d’une grave leucémie, répétait « I am a dying man », un livre intense au titre singulier, Edward Saïd. Le Roman de sa pensée qui fera d’elle, comme elle l’écrit, « sa preuve posthume ». Le portrait en est si contrasté et si riche qu’on en vient à se demander si l’Edward Saïd de Dominique – l’homme auquel elle voue, en filigrane, une admiration qu’il lui est difficile de cacher – n’est pas plus brillant, plus passionnant et plus attachant encore que celui ayant réellement vécu ?

C’est qu’on pressent que cette femme tout en courage et en rigueur, ayant mené sans relâche des combats pour la vérité, munie de son exigence morale envers elle-même d’abord, puis envers les autres – qu’ils soient des gouvernements, de grandes puissances, des organisations, des dirigeants politiques ou de simples personnes privées – « se trouva fort dépourvue quand (l’amour) fut venu ». Sur cette nature entière, l’amour qui a frappé à sa porte à un âge jeune, a frappé impitoyablement. D’autant qu’il n’était pas simple attraction, les causes qui ont toujours été celles de « D » comme la surnommait Saïd, étant aussi les siennes, la question de Palestine en tête.

Les deux êtres partageaient aussi, au-delà de leur engagement politique et de leur « volonté de changer un monde auquel on ne croit pas », une enfance marquée par le deuil et un rapport étroit entre l’exil et l’amour, « leurs deux pays vivant de n’en être pas un, d’être hors le monde » et leur « lieu de retrouvailles, l’entre-deux ». Assez vite aussi, ils vivront ensemble l’expérience de la maladie et « la proximité de la mort qui amplifie la vie ».

Est-on dans cette épreuve ultime immanquablement seul ? Dominique souffrira de la « fugue » d’Edward, une technique de composition musicale à la fois décalée et précise dite de « contrepoint » que le pianiste talentueux qu’était Saïd maîtrisait fort bien…

De retour à la maison, chez elle, dans son pays, Dominique écrit, lucide jusque dans la mort : « Quand Edward a disparu, le cœur de notre histoire a cessé de battre. Je ne savais, à part lui, à qui annoncer la nouvelle… J’étais en vie. Pas tout à fait vivante. Il était mort, pas tout à fait sans vie. Nous étions encore ensemble… Ai-je vraiment accepté l’idée de sa mort ? L’idée, oui. Sa mort, non. »

La petite fille sérieuse, celle qui, mutine, sourit avec les yeux sans éclater de rire, comme la longue dame en noir, Barbara, n’hésite pas, n’hésitera jamais : « Il faut se brûler, vivre jusqu’à la déchirure. Passionnément. »

Le feu, je vous dis. Un feu incandescent. Toujours, le feu.

On n’entre pas de plain-pied chez Dominique Eddé. On n’y monte pas non plus des marches vers un beau perron de marbre. On descend chez Dominique, vers elle. En cette mi-saison d’été indien, en cette fin de journée en demi-teinte, irisée de clair-obscur, il vous faut dévaler un escalier de pierre irrégulier, escarpé, jonché de pièges de galets et de feuilles mortes, sinueux comme...
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