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Idées - Chute du régime Assad

Les Libanais disparus en Syrie : une tragédie transformée en arme politique

Les Libanais disparus en Syrie : une tragédie transformée en arme politique

« Il est de notre droit de connaître leur sort », lit-on sur cette banderole d’une manifestante du Comité des familles de kidnappés et de disparus, le 7 décembre 2024. Photo d’illustration ANI

La disparition de plus de 650 Libanais en Syrie pendant la guerre civile libanaise et l’occupation syrienne reste une plaie ouverte pour le Liban. Depuis des décennies, les familles des disparus vivent dans un état de limbes – endeuillées mais incapables de faire leur deuil, pleines d’espoir mais accablées de désespoir.

Parents, frères, sœurs et enfants des disparus ont enduré des années d’incertitude, leurs vies marquées par des questions sans réponse. Au fil des années, certains politiciens libanais et syriens ont même nié l’existence de Libanais disparus en Syrie.

Avec la chute du régime Assad et l’ouverture des portes de ses prisons par les forces rebelles – dont celle, tristement célèbre, de Saydnaya – cette semaine, les espoirs de nombreuses familles ont été ravivés. Deux Libanais, Ali Hassan al-Ali, disparu depuis 1984, et Souheil Hamaoui, emprisonné depuis 1992, ont été libérés à la suite de l’offensive des rebelles, mais les confirmations officielles se font encore rares. L’association des anciens détenus politiques libanais en Syrie a soudainement été submergée par un flot de messages de familles désespérées en quête d’informations. Pour beaucoup, cette fragile lueur d’espoir représente une chance de croire que leurs proches pourraient encore revenir.

L’utilisation systématique des disparitions forcées par la Syrie s’est étendue au-delà de ses frontières, devenant une méthode de contrôle durant sa présence au Liban de 1976 à 2005. Depuis l’accession au pouvoir de Hafez el-Assad en 1970 jusqu’à la continuation des politiques autoritaires par Bachar el-Assad, ces pratiques ont permis de réprimer la dissidence et de faire taire l’opposition.

Ceux considérés comme une menace pour l’autorité syrienne étaient emprisonnés et torturés dans des centres de détention à travers le Liban, y compris dans le tristement célèbre service de renseignements militaires situé en banlieue de Anjar, dans la vallée de la Békaa. La proximité de cette prison avec la frontière syrienne a permis aux services de renseignements militaires syriens de transférer illégalement des centaines de prisonniers libanais en Syrie, où ils ont ensuite disparu.

Cependant, la répression syrienne n’a pas été exercée isolément. Certaines factions libanaises ont collaboré avec Damas, utilisant les disparitions pour servir leurs propres agendas politiques. L’influence croissante du Hezbollah au Liban, notamment après le début de la guerre civile syrienne en 2011, a perpétué des éléments de cet héritage répressif. Les disparitions forcées sont ainsi devenues non seulement un symbole de la domination syrienne, mais également un moyen pour les acteurs locaux de consolider leur pouvoir.

Instrumentalisation

Depuis la fin de la guerre civile libanaise, la question des disparus a été manipulée à tous les niveaux de la société et de la gouvernance. L’instrumentalisation de leur sort s’est intensifiée après le retrait syrien du Liban en 2005, alors que les factions politiques utilisaient cette question pour servir des intérêts changeants.

Deux acteurs-clés, le Courant patriotique libre (CPL) et les Forces libanaises (FL), illustrent clairement comment les disparus ont été transformés en arme politique. Sous la direction de Michel Aoun, le CPL a initialement défendu la cause des détenus libanais dans les prisons syriennes. Pendant l’occupation syrienne, le CPL a collaboré avec des ONG comme Solide pour attirer l’attention sur le sort des disparus, alignant cette défense sur l’opposition de son chef à l’influence syrienne. Cependant, cet engagement s’est estompé après la signature de l’entente de Mar Mikhaël avec le Hezbollah en 2006 et son rapprochement progressif avec le régime syrien. Les ambitions présidentielles de Michel Aoun, qui nécessitaient le soutien du camp prosyrien, ont pris le pas sur la cause des détenus. En mettant cette question de côté, le CPL a montré comment des considérations politiques pragmatiques pouvaient prévaloir sur des impératifs moraux, réduisant le sort des disparus à un simple outil dans des calculs politiques plus larges. La semaine dernière, après les premières nouvelles annonçant qu’un Libanais aurait été libéré de la prison de Hama, l’ancien député aouniste Ziad Assouad a déclaré : « Si cette information est vraie, Michel Aoun sera le premier à être tenu responsable, car il a abandonné cette cause et les a considérés comme morts. »

Après la guerre civile et l’emprisonnement de Samir Geagea, les FL ont utilisé la cause des disparus pour reconstruire leur légitimité politique et renforcer leur opposition au régime syrien. Contrairement au CPL, les FL ont maintenu une position active, organisant des campagnes publiques, proposant des législations et condamnant ouvertement la répression syrienne. Cet engagement constant a positionné les FL comme une alternative crédible au CPL, en particulier après l’alignement de ce dernier avec Damas. Il n’était cependant pas sans arrière-pensées. Leur politisation agressive de la question a parfois révélé une ambition stratégique plus large : s’imposer comme un acteur-clé dans le paysage politique libanais postguerre.

Le 8 décembre, le jour de la chute du régime, les FL ont publié une vidéo de M. Geagea sur X où il affirme que le parti avait déjà contacté diverses parties pour connaître le sort des détenus libanais en Syrie, s’imposant encore aujourd’hui comme le principal leader sur cette cause. « Dès que l’affaire des prisonniers est apparue, nous avons immédiatement commencé à appeler », a-t-il déclaré.

Obtenir justice

L’instrumentalisation des disparus dans les prisons syriennes depuis des décennies souligne un profond échec de responsabilité. Le moment est venu de trouver des réponses et d’obtenir des réparations. Pour les familles des disparus, les enjeux sont immenses.

La création de la Commission nationale pour les disparus en 2018 a offert un moment d’espoir. Cependant, cette commission indépendante opère dans un paysage profondément politisé, où son mandat reste vulnérable aux mêmes forces qui ont longtemps entravé les progrès.

Obtenir justice nécessite d’isoler les enquêtes de toute exploitation politique et d’assurer un processus transparent et indépendant. Les analystes politiques soulignent la nécessité d’un examen rigoureux des relations syro-libanaises pour éviter toute manipulation future de la question. La souffrance des familles ne doit plus servir des ambitions politiques, mais plutôt inciter à une réflexion collective sur ce chapitre sombre de l’histoire du Liban.

Par Shaya LAUGHLIN

Journaliste et chercheuse spécialisée dans la zone MENA.

La disparition de plus de 650 Libanais en Syrie pendant la guerre civile libanaise et l’occupation syrienne reste une plaie ouverte pour le Liban. Depuis des décennies, les familles des disparus vivent dans un état de limbes – endeuillées mais incapables de faire leur deuil, pleines d’espoir mais accablées de désespoir.Parents, frères, sœurs et enfants des disparus ont enduré des...
commentaires (4)

En décembre 2000, Emile Lahoud avait annoncé que suite à un entretien avec son homologue syrien, TOUS les prisonniers libanais détenus en Syrie allaient être libérés. C’était un double mensonge. Premièrement, la mesure ne concernait pas TOUS les prisonniers libanais, mais seulement quelques dizaines. Deuxièmement, ils n’ont pas été "libérés", mais remis aux autorités libanaises qui les ont … rejetés en prison! Évidemment: si la "justice" syrienne, bien connue pour son équité et sa mansuétude les avait jugés coupables, c’est qu’ils l’étaient indubitablement. Logique, non?

Yves Prevost

07 h 40, le 17 décembre 2024

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Commentaires (4)

  • En décembre 2000, Emile Lahoud avait annoncé que suite à un entretien avec son homologue syrien, TOUS les prisonniers libanais détenus en Syrie allaient être libérés. C’était un double mensonge. Premièrement, la mesure ne concernait pas TOUS les prisonniers libanais, mais seulement quelques dizaines. Deuxièmement, ils n’ont pas été "libérés", mais remis aux autorités libanaises qui les ont … rejetés en prison! Évidemment: si la "justice" syrienne, bien connue pour son équité et sa mansuétude les avait jugés coupables, c’est qu’ils l’étaient indubitablement. Logique, non?

    Yves Prevost

    07 h 40, le 17 décembre 2024

  • Il est amusant de constater que, dans la presse, depuis la chute de Bachar, le terme "occupation syrienne" a cessé d’être tabou. Jusque là, il n’était permos de parler que de "présence syrienne", voire de "tutelle". Lorsque, pour désigner le Hezbollah, les expressions "milice pro-iranienne" ou "soutenue par l’Iran" seront remplacées par "milice iranienne", cela signifiera que le Liban a enfin recouvré sa liberté.

    Yves Prevost

    07 h 17, le 17 décembre 2024

  • Le CPL était au Pouvoir, et il était très proche du régime syrien. Il aurait pû demander à son ami Bachar de libérer les survivants libanais de ses abominables prisons. Sa responsabilité est évidente. Michel Aoun a fui, laissant les soldats qui se battaient pour lui à leur triste sort. Il a prétendu que Bachar lui avait juré ne pas avoir de prisonniers libanais. Et lui dans sa candeur il l’a cru? Qui des deux ment ? La soif du Pouvoir de Aoun l’a empêché d’intervenir. Il a été servile et prêt à toutes les concessions déshonorantes pour loger au palais de baabda. On connaît le résultat

    Goraieb Nada

    06 h 47, le 15 décembre 2024

  • Analyse pertinente mais la question des disparus a toujours été politique. Beaucoup de politiciens attendaient qu'ils finissent par tous mourir en prison pour évacuer le problème. Leur retour provoque déjà un grand embarras dans ce pays qui n'a jamais été capable de fermer la page de la guerre civile.

    Charbel Moussalem

    01 h 24, le 15 décembre 2024

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