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Nos Lecteurs ont la Parole

Lorsque l’intangible devient tangible...

« L’État de droit, ça n’est pas intangible ni sacré », avançait le ministre français de l’intérieur Bruno Retailleau en septembre dernier, peu après sa nomination au sein du gouvernement. Cette déclaration a suscité une vive polémique en France. Des opposants politiques, mais aussi certaines figures proches du pouvoir, ont accusé le ministre de remettre en question les fondements démocratiques et de vouloir ouvrir la voie à un système plus autoritaire. Bruno Retailleau a toutefois précisé sa pensée en affirmant : « L’État de droit, c’est un ensemble de règles, une hiérarchie des normes, un contrôle juridictionnel, une séparation des pouvoirs, mais la source de l’État de droit, c’est la démocratie, c’est le peuple souverain. » Certains ont interprété ces propos comme une confusion entre « le droit » et « l’État de droit ». Mais qu’entend-on réellement par « État de droit » ? Doit-il être considéré comme intangible ? Et comment cette notion s’applique-t-elle dans le cas du Liban ?

Le concept d’État de droit est théorisé par le juriste Hans Kelsen au début du XXe siècle. Il le définit ainsi : un « État dans lequel les normes juridiques sont hiérarchisées de telle sorte que sa puissance s’en trouve limitée ». En outre, l’État de droit repose sur trois piliers : le respect de la hiérarchie des normes ; l’égalité des citoyens devant la loi ; la mise en place de la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. La hiérarchie des normes étant un concept juridique qui décrit la manière dont les normes juridiques sont organisées et classées selon leur importance et leur portée.

Si l’État de droit est perçu comme modifiable au gré des gouvernements, cela peut affaiblir ses fondements et ouvrir la voie à l’arbitraire. Les régimes autoritaires utilisent parfois ce type d’argument pour justifier des réformes qui érodent les institutions démocratiques. L’exemple de certains pays où l’indépendance judiciaire ou la liberté d’expression sont compromises illustre ces dérives. Pour cette raison, l’État de droit peut théoriquement évoluer pour s’adapter aux circonstances, mais ses principes fondamentaux doivent rester intangibles. Toute modification doit être guidée par le respect des droits humains et des principes démocratiques, pour éviter les abus de pouvoir. C’est pourquoi de nombreux observateurs ont interprété les propos du ministre Retailleau comme faisant référence au droit, et non à l’État de droit. Cette précision semble d’autant plus pertinente qu’il répondait à une question liée à la situation sécuritaire du pays et aux règles devant s’appliquer dans ce contexte. Concernant le Liban, l’État de droit est souvent remis en question, surtout que beaucoup de violations au niveau des trois piliers peuvent être remarquées au fil des dernières années. Cela est surtout manifesté par la corruption présente dans les différentes institutions de l’État et par l’absence de la justice. Nous pouvons constater cela notamment dans l’affaire de l’explosion au port de Beyrouth ou bien même dans la négligence dont ont été victimes les déposants des différentes banques libanaises, où l’impunité totale demeure la règle.

La vacance à des postes-clés institutionnels, notamment celui de la présidence de la République, affaiblit progressivement l’État de droit. Cette situation rend la séparation des pouvoirs de plus en plus fragile. Cela a été particulièrement visible lors de la dernière séance législative du 28 novembre 2024, au cours de laquelle le Parlement a clairement empiété sur les prérogatives du pouvoir exécutif. Parmi les projets adoptés, le report de l’âge de la retraite de plusieurs fonctionnaires de l’État a été acté, bien que cela ne semblât pas nécessaire, à l’exception du cas du commandant en chef de l’armée, en raison de la situation sécuritaire actuelle du pays. Par ailleurs, le prolongement du mandat des membres du Conseil supérieur de la magistrature a été acté, ce qui pourrait être justifié compte tenu du rôle que joue ce conseil dans la gestion du pouvoir judiciaire. Toutefois, la nomination du procureur général de la Cour de cassation par intérim comme membre de ce conseil, sans qu’il ait prêté serment, à travers une loi votée par le Parlement, soulève des interrogations, abstraction faite de la compétence propre du procureur général, qui demeure distincte.

De plus, la hiérarchie des normes et l’égalité des citoyens devant la loi sont violées lorsque l’on constate que la décision d’entrer en guerre n’est plus entre les mains du gouvernement, comme cela a été le cas durant les derniers mois. Lorsque de telles décisions sont prises en dehors des canaux légaux et institutionnels établis, elles fragilisent l’État de droit et mettent en danger l’équité dans la prise de décisions majeures pour le pays.

Cette tangibilité de l’État de droit est avant tout causée par l’absence d’un système fonctionnel. C’est pourquoi le Liban devrait envisager d’abandonner le régime actuel, fondé sur la « démocratie consensuelle », qui empêche l’établissement d’un véritable État de droit et, par conséquent, d’une démocratie fonctionnelle. Il est crucial d’adopter un nouveau régime, plus adapté aux besoins des institutions, tel que le régime hybride : semi-confessionnel, semi-laïque (se référer au texte « Dépasser l’impasse » publié dans L’OLJ le 5 juillet 2024). Ce modèle pourrait offrir un cadre plus stable et équilibré, capable de favoriser une meilleure gouvernance et de renforcer les principes démocratiques.

En conclusion, l’État de droit doit être intangible pour instaurer un véritable système démocratique. Si le droit peut être tangible et adaptable, il doit néanmoins respecter les principes déjà évoqués. Au Liban, bien qu’aucun responsable n’ait jamais officiellement abordé la légitimité de la tangibilité de l’État de droit, et bien que cela n’ait jamais suscité de polémique, cette tangibilité se manifeste dans les pratiques quotidiennes des différents responsables libanais. D’où la nécessité d’instaurer un nouveau régime fonctionnel, qui viserait à respecter les trois piliers de l’État de droit, afin que la tangibilité de celui-ci ne conduise pas à sa

fragilité.

Maroun AOUAD

Juriste

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« L’État de droit, ça n’est pas intangible ni sacré », avançait le ministre français de l’intérieur Bruno Retailleau en septembre dernier, peu après sa nomination au sein du gouvernement. Cette déclaration a suscité une vive polémique en France. Des opposants politiques, mais aussi certaines figures proches du pouvoir, ont accusé le ministre de remettre en question...
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