Le point de vue de... Le point de vue de Wissam Saadé

Mal de pacification

Mal de pacification

D.R.

Tout au long de l’histoire, pacifier s’est trop souvent avéré synonyme d’exercer la violence la plus extrême. Peut-on réellement instaurer la paix ou stabiliser ce qui échappe à toute stabilité autrement que par la voie brutale de la guerre ? Ce dilemme, aussi ancien que l’art de la stratégie, oscille entre l’impératif militaire et les méandres de la morale. Mais que faire lorsque la guerre ne prétend pas instaurer une quelconque paix, mais vise à cristalliser un état d’hostilité à la fois fragmenté et éternel ? Une telle perspective dépasse l’horreur même de concevoir la guerre comme unique remède à la paix ; elle s’enfonce dans l’effroi, car une guerre sans fin ne saurait que saper les fondements du lien social, les vouant à une désintégration inexorable et sordide.

Israël, depuis son avènement, n’a-t-il jamais poursuivi autre chose que des campagnes de pacification savamment circonscrites, mais viscéralement ancrées dans une logique de guerre infinie où la stabilité n’est qu’un mirage ? Les islamistes, pour leur part, ont-ils jamais cru à autre chose qu’à cette guerre sans origine ni terme, où s’effondre toute frontière entre le choix délibéré et l’inéluctable fatalité ? Israël orchestre-t-il, depuis les premières manœuvres de sa machine implacable contre Gaza, puis contre le Hezbollah et, par ricochet, contre les régions à forte densité chiite du Liban, une guerre totale aspirant à abolir toute guerre – un cauchemar terminal, une horreur au-delà du retour ? Ou bien sommes-nous témoins de l’aube d’une série interminable de conflits, de plus en plus marqués par un caractère apocalyptique, opposant, en dernière instance, les franges extrêmes de deux religions, et destinés à dévorer des générations – après la recharge d’une batterie vacillante, sur le point de s’éteindre – tels un brasier inextinguible ? Pour ceux qui attribuent à Israël, soutenu par les États-Unis en toile de fond, une ambition ultime et une quasi-omnipotence, cette guerre se dessine comme un épilogue inéluctable, conçue comme le cimetière des illusions. Pour les Khomeynistes, le Hamas et une partie de la gauche malléable aux islamistes, Israël aurait trouvé sa fin dès le 7 octobre. Certains s’entêtent à ignorer les conséquences de la destruction sur les formations islamistes, focalisant leur attention sur l’idée que la lutte doit continuer et que tant qu’une force de nuisance persiste, Israël, sans répit, sombrera inéluctablement dans la dégénérescence et la décomposition. D’autres, en revanche, admettent, d’une manière ou d’une autre, l’éclatante dissymétrie et même la débâcle présente, tout en misant sur les effets de la barbarie perpétrée : une barbarie qu'ils croient pouvoir culpabiliser la Umma, la poussant à rebondir après un délai. Si la disparition de l’État hébreu n’est plus à l’ordre du jour pour cette génération, ils la projettent déjà sur celle à venir.

Ce qui converge, c’est cette volonté obstinée, presque aveugle, de croire que ce conflit, d’une manière ou d’une autre, trouvera sa résolution au cours de ce siècle. Cette foi inflexible s’obstine à ignorer ce qui alimente encore et toujours deux refus irréductibles : d’abord, celui, en Israël, de concéder aux Palestiniens une place légitime, souveraine et libre ; puis, ce refus, tenace et presque impérieux, de normaliser avec Israël, qui, tel un Moloch auto-immunisé contre le droit international, perpétue, depuis plus d’une année, la logique inouïe de répondre au pogrom par le génocide.

Ce dernier refus, cependant, revêt une envergure difficile à cerner : il ne correspond pas à une ligne de masse au sein des sociétés islamiques, il n'atteint pas la force d’une mobilisation continue et systématique, et pourtant il s’immisce, inlassablement, tel un spectre revenant sans cesse dans un ballet de va-et-vient. Plus encore, il se pare des apparences d’un affrontement entre deux religions, bien que toutes les populations de ces religions ne soient pas nécessairement partie prenante de ce duel. À l’instar des Accords d’Abraham, il s’inscrit dans une guerre intra-abrahamique, non seulement durable, mais aussi profondément symbolique, engendrant des frustrations incandescentes, nourries par une douleur incommensurable. Mais plus encore, ce conflit n’est plus réductible à une simple question palestinienne, arabe ou islamique ; il se déploie comme une internationale étrange et fragmentée, une communauté de damnés, d’âmes en peine, de porteurs de ressentiments et de vaincus. C’est un souffle lourd, prophétique, traversant les âges, annonçant la perpétuation de ce drame sans fin.

Les libéraux-optimistes estiment qu’il est possible de mettre temporairement entre parenthèses le caractère colonisateur d’Israël, tandis que les islamo-gauchistes, quant à eux, considèrent que c’est la question juive qui doit être mise de côté pour mieux conduire ce conflit, dernier vestige d’une colonisation persistante. Dans ces deux approches, la dimension complexe et contradictoire d’Israël est largement occultée. Cet État est, certes, le produit d’une colonisation de peuplement et d’une dépossession des populations indigènes, mais il résulte aussi d’une rencontre étrange et dissymétrique entre des migrants venus d’Europe centrale et orientale, porteurs de la mémoire douloureuse de l’antisémitisme et de la Shoah, et des migrants juifs orientaux, quasi expulsés ou refoulés des pays arabes en réponse à la Nakba. Cette réalité, tissée de zones d’ombre et d’ambiguïtés, résiste à toute lecture simpliste, tant ses strates historiques et idéologiques s’entrelacent dans un enchevêtrement difficilement déchiffrable. Le Juif ashkénaze dont la mémoire est hantée par l’horreur de Treblinka, se heurte au Juif séfarade et mizrahî, tiraillé entre la nostalgie d’un monde arabe qu’il a perdu et la condition de dhimmitude, marquée par le mépris et l’humiliation. Israël, ainsi, s’impose comme un colonialisme qui s’articule entre l’expérience des Dhimmis d’Orient et celle de l’antisémitisme européen. Si ce n’était que des colons blancs « standards », la possibilité d’une entente serait assurément moins problématique. Après tout, comment croire que ce conflit se limite à une simple résistance contre l’impérialisme, lorsque les islamistes demeurent obsédés par les Juifs de Khaybar, ces mêmes habitants de l’oasis qui ont construit des fortifications au crépuscule de l'Antiquité ? S'ils nient l'existence archéologique et historique de l’Israël judéen, ils font néanmoins de l’Israël moderne la résurgence de la forteresse de Khaybar et de Netanyahou l’incarnation de Marhab Ibn al-Harith. Ils se figent dans une obsession des événements de Khaybar de l’an 628, réels ou fantasmés, croyant que l’histoire est condamnée à se répéter. Cette « khaybarophobie » ne s’apparente-t-elle pas à une réitération mesquine de ce que Levinas désignait comme l’ « éternel antisémitisme » ?

Tout au long de l’histoire, pacifier s’est trop souvent avéré synonyme d’exercer la violence la plus extrême. Peut-on réellement instaurer la paix ou stabiliser ce qui échappe à toute stabilité autrement que par la voie brutale de la guerre ? Ce dilemme, aussi ancien que l’art de la stratégie, oscille entre l’impératif militaire et les méandres de la morale. Mais que faire...
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