Être libanais, c’est porter en soi un paradoxe insupportable, une dualité qui consume de l’intérieur. Cet étranger, loin de chez lui, en sait quelque chose.
Chaque jour, chaque nuit est une lutte, un combat silencieux contre une douleur omniprésente. Les nuits sont les plus cruelles. Il s’allonge sur son lit, le cœur lourd. Les larmes coulent malgré lui, silencieuses, interminables, et il s’endort souvent en pleurant, épuisé par la tristesse. Mais même trouver le sommeil est une épreuve, car il redoute de fermer les yeux, effrayé par ce que la prochaine journée pourrait lui apporter.
Que se passerait-il s’il se réveillait pour découvrir qu’il est arrivé quelque chose à ses parents, à ses proches, à ceux qui sont restés au pays, sous les bombes ? Cette peur, sourde et constante, est là, nichée au fond de lui, et elle le tient éveillé, le dévore de l’intérieur.
Le matin venu, il rassemble ce qu’il peut de courage, se lève et se prépare pour une nouvelle journée. Il s’habille, essaie de gommer les traces de ses nuits sans sommeil, applique un sourire sur son visage et part au travail.
Là-bas, tout le monde semble vivre normalement, absorbé par les petites préoccupations du quotidien, et lui aussi, il fait semblant. Il enfile le masque de la normalité, répond aux questions, plaisante même parfois. Les notifications incessantes sur son téléphone lui rappellent la dure réalité : des nouvelles alarmantes s’accumulent, mais jamais de bonnes nouvelles. Chaque vibration est une piqûre de rappel que, malgré tous les efforts pour garder le moral, le danger demeure.
Il est là mais il est ailleurs. Son esprit, son cœur sont restés au Liban. À chaque instant, il pense à eux. À ses parents, à ses amis, à ceux qui n’ont pas le choix de fuir et qui doivent affronter chaque jour cette réalité brutale.
La culpabilité est tenace, omniprésente. Chaque moment de sécurité, chaque instant de confort est un rappel douloureux qu’il a le privilège d’être loin du chaos, alors que sa famille, ses proches subissent l’angoisse et le danger au quotidien. C’est cette douleur lancinante qui le ronge : il veut les protéger, les prendre dans ses bras, leur dire que tout ira bien, mais il ne peut rien faire. Il est loin, impuissant, et cette impuissance le consume. Chaque soir, il pense à eux, et chaque matin, il se réveille avec la peur d’apprendre que quelque chose de terrible est arrivé. Il essaie de rester en contact, d’envoyer des messages, de passer des appels, mais cela ne suffit jamais. C’est comme une distance infinie qu’il ne pourra jamais combler, une séparation qui fait mal.
C’est ça, être libanais : c’est porter en soi un double tranchant, une douleur qui traverse les frontières. On ne peut pas vivre au Liban sans se sentir étouffé par les épreuves, et on ne peut pas vivre en dehors du Liban sans sentir son cœur tiraillé, arraché, comme si chaque kilomètre de distance était une trahison supplémentaire. C’est une bénédiction d’avoir ce lien si fort avec sa terre, mais aussi un fardeau, car il est impossible de s’en libérer.
Alors il essaie de cacher tout ça. Il essaie de ne rien laisser paraître, d’enfouir sa tristesse et sa peur sous des couches de normalité. Mais les cernes sous ses yeux, gonflés par les larmes et les nuits blanches, racontent une autre histoire. Ils trahissent sa lutte, son chagrin, même s’il voudrait que personne ne le voie. Il voudrait être heureux, il voudrait pouvoir rire sans ressentir cette boule de culpabilité dans la gorge, mais il n’y arrive pas.
Comment être heureux quand ceux qu’on aime le plus sont plongés dans la peur et le chaos ? La joie devient une offense, un privilège qu’il se refuse, car il ne se sent pas digne de la connaître alors que d’autres souffrent.
Et ainsi, chaque jour se transforme en une épreuve de plus, un acte de survie où il jongle entre le monde où il est et celui où il voudrait être, sans jamais réussir à trouver sa place. Il est ici, physiquement, mais ses pensées, ses prières, son cœur sont là-bas, avec eux, et cette distance devient insupportable.
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