La première rencontre avec lui date de la fin des années 80 et a pour cadre improbable une station balnéaire bon enfant de Chypre dans laquelle on se réfugiait durant les années de guerre. Au milieu des boutiques de « souvenirs » proposant chapeaux de paille et boîtes de loukoum industriel, parmi les vacanciers débraillés circulant en tongs et maillots de bain avachis, le teint coup de soleil rouge brique et les cheveux mouillés défaits, il était élégamment accoudé à une table, à l’ombre d’un café.
Dire qu’il détonnait est un euphémisme. Dans le laisser-aller ambiant, Kemp, petites lunettes rondes d’universitaire oxfordien sur le nez, était vêtu, sans coup férir, d’un costume de ville croisé gris et d’une chemise blanche classique et chaussé de derbies noires impeccables !
Avec son visage long et fin, ses yeux comme plissés par un léger effort de perception, son teint blanc un peu rosé, indubitablement, celui d’un Britannique, et son éternel sourire narquois d’homme qui en savait plus long qu’il n’en disait, il ne se fondait certes pas dans la foule, sans cependant chercher à s’en démarquer à tout prix. Appliquait-il, ce faisant, la recommandation « No eye contact » du MI6, le Secret Intelligence Service du Royaume-Uni ?
On n’a jamais vraiment su si Percy jouait le rôle d’un espion anglais ou s’il l’était réellement. Par petites touches, il entretenait sa légende, affirmant « préférer faire des horreurs plutôt que des erreurs » et assurant « qu’être en vie ne pouvait signifier qu’une seule chose : qu’on était un descendant de lâches, les vrais héros étant most probably vaillamment morts au combat ! ».
Accumulant toutes les identités, tous les personnages et tous les métiers, ce qu’on sait finalement de l’homme, c’est qu’il est né d’un père anglais assassiné au début de la guerre à son domicile de Ras-el-Nabeh par des « éléments armés » – « Edwin George Kemp, mort debout », comme il le dit dans la dédicace de l’un de ses livres –, et d’une mère libanaise, styliste de mode fantaisiste et libre, une Sonia Rykiel des caftans, à laquelle elle avait d’ailleurs emprunté le talent et la chevelure flamboyante. Malgré sa manière bien à lui de la taquiner et de décrire, humour froid à l’appui, l’idolâtrie inconditionnelle qu’elle lui vouait – elle vous faisait irrésistiblement songer à Mina, la mère juive (au sens propre et figuré) de Romain Gary dans La Promesse de l’aube – on ne pouvait que déceler, au-delà de la réserve de Percy, l’affection réelle qu’il portait à celle dont il a bravement décidé, à la mort, « de célébrer la vie » …
Cet élève britannique parfaitement francophone, scolarisé à Beyrouth chez les Pères jésuites et ayant, par la suite, poursuivi des études d’histoire à SOAS-Oxford et à la Sorbonne sera, assez jeune, l’assistant de l’historien arabisant André Miquel avec lequel il publiera en 1984 un très remarqué Majnûn et Laylâ, L’Amour fou. Universitaire prometteur, destiné à une carrière académique prestigieuse, l’aventurier chevaleresque n’hésitera cependant pas – il n’en est pas à un paradoxe près – à prendre part, dans des circonstances assez troubles, à la guerre libanaise. Il le fera d’abord, comme l’exigeait l’air du temps, aux côtés de la gauche, puis, revirement tout aussi caractéristique de l’époque, dans les rangs des Forces Libanaises.
Ce n’est que bien plus tard, dans les années 2000, que tout en menant une carrière de consultant pour une société spécialisée dans le renseignement stratégique, Kemp, déjà une plume de la revue Esprit, s’essaiera à l’écriture. Si Musc, son premier ouvrage, relatant le parcours singulier et désespéré d’un séducteur vieillissant dont le parfum, rarissime, a changé de formule et de flacon, connaît déjà le succès, avec Le Système Boone, suivi du Muezzin de Kit Kat, il crée un personnage qui pourrait être son jumeau romanesque…
En effet, son héros, Boone, un ancien enseignant reconverti dans l’espionnage ( !), en poste à Beyrouth, a mis au point un « système Boone » consistant à minimiser l’impact de tout développement géopolitique sur lequel ses supérieurs pourraient lui demander d’enquêter dans le seul but de continuer à jouir paisiblement d’une vie indolente sous le soleil et de nuits torrides dans les bras de sa volcanique maîtresse, la belle et brune Maria.
Le talent de celui que la presse surnomme déjà « l’espion écrivain » est immédiatement reconnu : très vite, on le considère comme le digne héritier de Graham Greene, d’Éric Ambler et surtout, de John Le Carré. Même maîtrise de la trame narrative pour cet admirateur de La Taupe, même sens du rythme d’un thriller, mais vu « de l’intérieur », axé sur une fine psychologie des personnages plutôt que sur l’action et sur la pratique du dialogue avec soi-même que Boone/Kemp pratique avec maestria. Le Moyen-Orient et l’humour en plus, aurait-on envie d’ajouter.
Si le Moyen-Orient constitue la toile de fond de plusieurs de ses romans, malgré le patronyme étranger de l’auteur et le fait que son œuvre soit considérée par certains critiques comme marquée par un univers « d’exotisme oriental », il ne s’agit nullement d’une quelconque approche orientaliste ou romancée de la région. Grâce à une connaissance personnelle solide du terrain, Kemp, de par sa double identité et ses racines mouvantes, réussit à poser un regard qui est à la fois celui d’un étranger et d’un autochtone sur les sanglants soubresauts de cette région du monde et sur ses curieux protagonistes.
En cela, comme sur le plan de la forme, Kemp fait preuve de rigueur et d’un certain perfectionnisme vraisemblablement acquis sur les bancs des Pères jésuites. Sa maîtrise quasi absolue des thèmes choisis, la fluidité et l’élégance de son écriture qui ne manque cependant pas de légèreté et sa finesse indéniable d’observation et d’analyse mâtinée de cynisme pure malt ne pouvaient que séduire un lectorat depuis longtemps en mal de vrais narrateurs. Ce talent ne s’est jamais mieux exprimé, à notre sens, que dans la brièveté saisissante de ses Histoires courtes, un petit essai dans lequel il déploie toutes les nuances d’une cruauté raffinée, en définitive, sa marque de fabrique.
Quant à l’humour, celui de Kemp qualifié de « distancié », toujours dans la retenue et le « second degré », ne peut être mieux illustré que dans les premières lignes haletantes du Muezzin de Kit Kat : on croit vivre une scène de poursuite automobile à la James Bond, alors qu’il s’agit seulement pour Boone de conduire au Caire sans écraser personne ! Cet humour lui permet de garder la tête froide, de préserver « la bonne distance » et de ne jamais tomber dans le piège facile de la méchanceté gratuite. Gentleman-espion peut-être, mais gentleman jusqu’au bout des ongles… Une qualité que l’on retrouve d’ailleurs dans sa légendaire fidélité à ses amis, au-delà du passage du temps et des aléas de la vie et même, post-mortem…
Cette politesse exquise masquerait-elle une forme de violence larvée dans laquelle la scène freudienne de l’assassinat du père jouerait un rôle symbolique fondamental ? Cette violence est-elle celle des personnages de Kemp seulement ou la sienne propre ? On ne saurait se prononcer tant les héros de ses livres pourraient se confondre avec lui, du moins, de l’idée que l’on se fait de lui.
Kemp est-il, en définitive, de ces insulaires britanniques fidèles à l’image que l’on se fait d’eux, conservant, en toutes circonstances, leur self-control et leur flegme, qui ne se lâchent que sur les planches d’un théâtre shakespearien ou entre les lignes d’un roman échevelé ? Ou sa (double) filiation de mer(e) méditerranéenne a-t-elle finalement eu raison de sa réserve ? On ne le saura peut-être jamais puisque comme il le dit dans un entretien : « Il est des gens qui écrivent pour parler d’eux, et d’autres qui écrivent pour se cacher. Moi, je fais sans doute partie de ces derniers. » Toujours la culture du secret, de l’insondable, d’une vie compartimentée comme un « secret drawer cabinet », ce meuble à tiroirs anglais dans lequel chaque compartiment est rigoureusement séparé de l’autre et n’en soupçonne même pas l’existence…
« The honourable schoolboy », « The talented Mr. Kemp »… Parviendra-t-on un jour à percer son secret ?
Parions, fair-play, que le dandy au cynisme souriant, le gentleman-espionneur désinvolte parviendra jusqu’au bout à préserver jalousement le mystère de son charme inimitable…