Que d’émotions dans ce récit construit dans une structure singulière sous forme d’un dialogue avec elle (la mère) et le moi de la fille. Un dialogue pour dire la douleur de la mère et la propre douleur de la fille dans ce rapport problématique avec cette dernière. « En écrivant ma vie et celle de ma mère, dira Vandoorne, je me réconcilie. J’accepte d’extirper les douleurs de mon corps, de mon cœur, de son âme peut-être. » Dans ce rapport unique, la fille cherche à comprendre tout en naviguant à travers leurs propres identités distinctes.
Souvent très beau, ce récit est écrit non sans efforts, non sans réticence à un besoin de raconter, de se trouver dans les mots. Il s’agit d’une mise à distance de la fusion fille / mère : « je regarde vivre les deux femmes », dit la narratrice parlant d’elle et de sa mère. Annie Ernaux prend la même distance en évoquant la vie de sa mère dans Une femme.
Parler de soi et de la mère ne peut se faire sans parler du père, même si le père n’est pas celui qui prend continument en charge l’enfant, parfois absent, parfois intermittent, mais jamais sans la mère. Pour l’autrice, le mot prononcé par la mère dans son enfance « arrête avec ton inceste » et dont elle ne comprend pas la portée, la pousse à renoncer à l’affection portée au père à la vue du visage disharmonieux de la mère. Elle comprend qu’elle n’a pas le droit d’être jolie et de recevoir des compliments du père. « Est-ce toujours un mot qui fracture l’unité du réel aux premiers temps de notre vie ? », se demande-t-elle. L’adulte en elle ne retient pas tout le détail des scènes enfantines, elle se considère une ombre à l’ombre de la silhouette maternelle si envahissante. À son divorce, elle se réconcilie avec son père, devenu un étranger. Le meurtre des pères n’est pas l’affaire des filles.
Le rapport fille / mère est décrit comme un jeu de miroirs où chaque reflet révèle autant qu’il ne dissimule. Ce jeu s’établit d’un côté, en racontant l’enfance de la mère et les effets de la guerre sur son corps et son visage défiguré par les éclats d’un obus. Puis, la perte de son frère par la maladie et la correspondance qui s’établit entre elle et ses trois sœurs, sans négliger le coup de foudre avec celui qui devient son mari, la grande déception en apprenant sur le tard son infidélité, la séparation et son effet sur les enfants. La réalisation de la mère se fait par la lecture et l’amour des livres, « les amis secrets », qui l’unissaient à sa fille. Et de l’autre, l’enfance de la fille dans la reconstruction de l’après-guerre, son rapport à sa fratrie éparpillée sur les chemins de l’ailleurs. Ses relations marquent le changement social dans la condition de la femme : relation amoureuse, déception, mariage conclu rapidement, vie paisible en devenant mère à son tour. Sa réalisation dans l’enseignement et dans une carrière où la littérature devient sa patrie intérieure comme sont devenues pour elle Athènes et la langue grecque.
Par le recours au dualisme corps / esprit, nature / être, l’autrice échafaude une théorie du corps qui soutient une conception autonome des sexes. Le corps est fondamental : corps de la fille miroir du corps de la mère, corps intérieur apte à la reproduction et à la maternité, mais aussi corps-surface voué à l’apparence et à la séduction.
La lecture de ce roman met l’accent sur la progression de l’autrice en matière professionnelle qui constitue un prélude volontairement partial de la question des femmes : la conquête d’une économie qui n’est pas uniquement économique mais libidinale, langagière, symbolique, la constitution d’un nouveau rapport au monde.
Ce livre qui a eu le prix de l’Académie française en juin 2024, est une promenade à travers la littérature ancienne et récente en compagnie de Marie-Christine Vandoorne, un plaisir de tous les instants pour les lecteurs dans une approche de différents styles et genres qui répondent au désir de l’interdisciplinarité chère à Edgar Morin.
On est avec une amoureuse de la littérature, une enseignante qui transmet à des générations d’étudiant.e.s l’art d’apprendre en s’amusant, comme elle le transmet à ses lecteurs et lectrices. Par l’écriture et la lecture, l’autrice jette le réel hors d’elle-même et accepte de sortir de l’ombre maternelle, de comprendre combien cette ombre portée sur elle avait fait des effets aliénants, même si elle essaie de s’approcher d’elle à la fin de sa vie marquée par la démence.
Un chemin silencieux d’elle à moi de Marie-Christine Vandoorne, Les Trois Colonnes, 2023, 190 p.