Voilà une collaboration qu’on n’attendait pas, entre un illustrateur que le grand public connaît pour les séries jeunesse Max et Lili ou SamSam, Serge Bloch, et un humoriste de stand up libanais, Chaker Bou Abdalla.
Les deux se rencontrent à l’occasion des préparatifs du festival Beyrouth Livres. Du croisement de leurs univers est né le projet d’une exposition, organisée par l’Institut français du Liban en collaboration avec le 104 à Paris. Elle devait se tenir en octobre dernier, avant son annulation. Mais ce n’est qu’un report puisqu’elle est désormais prévue dans le courant 2025.
Pleine d’esprit, toute en humanité, l’exposition mêle dessins, photos, textes, éléments sonores, vidéos et interactifs. Son contenu nous rappelle combien, dans les périodes troubles, le rire et le dessin peuvent rester pertinents, intelligents, sensibles et participer au débat et à la réflexion.
Chaker Bou Abdalla et Serge Bloch l’ont d’ailleurs toujours affirmé dans leur travail. Si les spectateurs du premier sont habitués à son humour qui prend les sujets sensibles à bras le corps, les lecteurs du second se souviennent par exemple de son album illustré, L’Ennemi (Sarbacane, 2007) sur des textes de Davide Cali : une histoire qui met en scène deux soldats de camps adverses, positionnés chacun dans sa tranchée, et qui se découvrent, au fil des pages, une aversion pareille pour le combat, et une vie personnelle qui fait d’eux des semblables.
Nous avons rencontré les deux créateurs, le temps d’un échange qui revient sur la genèse de l’exposition et de quelques réflexions sur leur travail et leur lien au Liban.
Chaker, Serge, comment vous êtes-vous rencontrés et de quelle manière avez-vous collaboré sur le contenu de cette exposition ?
Serge Bloch : Quand l’Institut français m’a proposé de faire une exposition, je leur ai proposé que ce soit une rencontre avec un auteur complice libanais. Je ne me voyais pas montrer mon travail sans créer un lien avec ce pays. J’ai rencontré Sabyl Ghoussoub qui nous a mis en contact avec Chaker Bou Abdalla. Alors je suis allé écouter un soir un spectacle de Chaker à Beyrouth. C’était bien sûr en arabe, et je ne comprends pas cette langue. J’y étais avec une amie de l’Institut, Herminée, qui devait me traduire ce que disait Chaker. Elle n’a fait que rire, j’ai perdu quelque dixième d’audition mais je me suis dit que ça devait être vraiment drôle. J’ai proposé à Chaker d’écrire quelques textes pour créer ce dialogue entre son humour et le mien. C’est ainsi que cette exposition est née.
Chaker Bou Abdalla : Nous nous sommes vus une fois à Paris et à plusieurs reprises à Beyrouth. Le reste du travail s’est déroulé par internet.
Lorsque vous traitez de sujets sensibles (conflits, guerre, politique…), quels sont, selon vous, les dangers à éviter ou, au contraire, les risques à prendre ?
Chaker Bou Abdalla : Avoir des opinions politiques marquées, dans ce type de projet, peut nuire à l’objectif que nous nous donnons qui, à mon avis, est de sensibiliser les gens avec humour au côté humain des choses. J’ai personnellement parlé de mon vécu, de mes souvenirs, de mon expérience.
Serge Bloch : Je ne suis pas un spécialiste de la guerre, de la paix, encore moins de la politique. Ce que je peux essayer, c’est d’apporter un peu d’humour pour que le lecteur, le visiteur entre dans les histoires qu’on lui raconte et qu’il puisse réfléchir et se faire son opinion, loin des endoctrinements et de la propagande.
À leur échelle, quel rôle pensez-vous que l’humour et le dessin peuvent avoir dans des temps troublés et quelles sont les limites de ce rôle ?
Chaker Bou Abdalla : Un rôle minime peut-être, mais essentiel. C’est comme une tache de couleur sur un grand mur fade. Ça ne va sûrement pas changer le monde, mais si ça peut sensibiliser une seule personne, c’est déjà bien.
Serge Bloch : J’essaye en traitant ce genre de sujet de garder l’humour. L’humour rend léger les choses lourdes et aide les idées à passer. L’humour rend un peu libre. Enfin, j’espère. Et l’humour nous permet de ne pas trop désespérer. Enfin, j’espère.
Chaker, comment vis-tu (notamment professionnellement) la période actuelle au Liban ?
Chaker Bou Abdalla : Malheureusement, ce n’est pas la première période de guerre que je vis. J’ai appris à travers mon vécu que dans ma vie il y a des périodes de mort suivies de périodes de vie, c’est comme le cycle de la nature. Là je suis dans une période de mort. J’aide socialement comme je peux, puis je crée en silence en attendant la vie.
Serge, quel rapport as-tu tissé avec le pays, toi qui es venu à plusieurs reprises ces dernières années ?
Serge Bloch : Je suis venu au Liban quelques fois. Chaque fois je me suis senti un peu chez moi, ou plutôt comme chez des cousins de l’autre côté de cette grande mare qu’est la mer Méditerranée qui nous sépare et nous relie.
J’ai passé des moments très agréables : malgré toutes les difficultés que vivent les Libanais, j’ai rencontré des gens chaleureux et intelligents.
Et puis, cette histoire difficile, cette suite de conflits, ces malheurs, résonnent en moi qui suis né seulement dix ans après la Seconde guerre mondiale, à la frontière entre l’Allemagne et la France, dans ce pays qui a été aussi déchiré par les guerres.
Propos recueillis par Ralph Doumit