À l’encontre de la chanson libanaise patriotique exaltante Râji’ râji’ yit’ammar, que nous répétons et qui témoigne de l’aptitude profonde du Liban à renaître et se reconstruire, les expériences cumulées du passé et les désastres au Liban, depuis surtout 2016 et un accord du Caire revisité du 6 février 2016, exigent désormais une remise en question en profondeur de l’avenir du Liban et des chances de renouveau et de redressement.
Il n’est plus possible de mentir à l’égard des nouvelles générations ! La réalité crue, en l’absence d’une vision prospective, est la suivante : si nous continuons comme par le passé récent, le Liban est condamné à s’autodétruire !
La chatâra (débrouillardise) à la libanaise ne marche plus ! La perspective mentale dominante est celle de la contestation, lamentation et pérégrination. Des intellectuels sans expérience, des idéologues du nation-building et de la modernité et des politicards et imposteurs ruminent des slogans de changement… sans changement ! Une vision d’avenir comporte une double perspective, à la fois constitutionnelle et culturelle.
A. Perspective constitutionnelle : le journal Le Monde qui décrit le Liban comme un « monstre ingouvernable » (Le Monde, 31 novembre 2020) est fort pertinent et réaliste. Tout pluralisme, même dans la famille nucléaire harmonieuse, est difficile à gérer. Trois conditions de gouvernabilité – et nous ne disons pas de gouvernance en général – sont prérequises.
1. Souveraineté d’abord : sans souveraineté et unicité de l’État, aucun régime constitutionnel, même le mieux adapté, ne fonctionne avec régularité, même s’il s’agit de la France, l’Allemagne, le Danemark…
2. Le président de la République est le chef de l’État, qui veille au respect de la Constitution (nouvel art. 49 de la Constitution). Le serment constitutionnel n’est donc pas une procédure protocolaire !
3. Des gouvernements « exécutoires » ou « ijrâ’iyya » (tout le chapitre IV de la Constitution), et non des mini-
Parlements où le régime parlementaire libanais est dénaturé en régime d’assemblée. Le clientélisme est ainsi institutionnalisé, sans contrôle parlementaire, sans opposition efficiente et les décisions, même dans les meilleurs contextes, s’opèrent grâce à un partage de prébendes entre élites gouvernantes au sommet « aqtâb ».
Il s’agit en conséquence, dans le désastre libanais général, de restaurer l’unicité de l’État au profit de tous.
La distinction radicale s’impose ici entre compromis et compromission. Le compromis, selon Georg Simmel, est « la plus importante invention de l’esprit humain », du fait qu’il s’opère grâce à des concessions mutuelles et dans le cadre de droits partagés et de justice proportionnelle. Par contre, la compromission (musâwama) s’opère dans une situation de déséquilibre des rapports de force, pour des intérêts privés et aux dépens de l’intérêt général. La souveraineté est par essence dichotomique, où la réponse est par oui ou non. Pas de compromission en ce qui concerne l’unicité de l’État et le profil du président de la République (res publica) chef de l’État. Le conflit actuel témoigne de la volonté de nommer et imposer un président de compromission où, en conséquence, le désastre se poursuit avec quelques arrangements partiels (tazbîtât).
B. Perspective culturelle : Philippe Salem, dans son allocution lors du lancement du « Mouvement de la 3e indépendance », relève « l’exigence de changement de mentalité politique ».
Quel changement dans une psychologie politique libanaise dominante où la chatâra (débrouillardise) et le tazâki (se croire plus malin que le membre d’une autre formation politique), positionnements et équidistances… ne sont plus opérationnels, porteurs d’avenir. La psychologie dominante en ce qui concerne la mémoire et la psychologie historique implique une nouvelle mentalité comme cela figure en italique dans l’Exhortation apostolique de 1997 (clause 9). Il s’agit notamment des comportements suivants : la mâ’lichiya (ça ne fait rien) à propos de problèmes fondamentaux, le manque de sérieux, le discours verbeux et sans action contrairement à l’hymne national : « Notre parole est action » (« kawluna wa-l-’amal »), le positionnement, l’équilibrisme, l’individualisme forcené aux dépens de la chose publique, le complexe de la Sublime Porte, les mémoires sectaires et fragmentées en dépit des souffrances et des réalisations communes, la déculturation de l’État avec ses quatre fonctions régaliennes : monopole de la force organisée avec une seule armée et non deux armées, monopole des rapports diplomatiques et en conformité avec le préambule de la Constitution relatif à l’arabité du Liban par son identité et appartenance, gestion et perception de l’impôt, et gestion des politiques publiques.
Le clivage actuel au Liban n’est plus tellement intercommunautaire, mais « entre ceux qui ont appris des expériences passées et ceux qui n’ont pas appris » (Samir Frangié). Il en découle l’exigence d’un programme de redressement.
D’autres exigences sont importantes, mais dérivées. Et qu’on ne dénonce plus avec des généralisations toute la classe politique. Les formations qu’on qualifie de traditionnelles sont enracinées dans l’entité nationale : le Parti socialiste progressiste, le mouvement de Beit al-Wasat qui traduit des constantes musulmanes et libanaises, les Kataëb, le Parti national libéral, les Forces libanaises issues de la tradition des Kataëb… Le désastre libanais provient de deux ou trois buyûtât siyâsiyya (nouvelles familles politiques) qui menacent l’entité nationale, l’identité, le patrimoine valoriel et l’arabité culturelle et diplomatique du Liban.
Pas de musâwama (compromission), quelles qu’en soient les conséquences, en ce qui concerne l’État, le chef de l’État et la souveraineté ! Les efforts diplomatiques en faveur du Liban se proposent la récupération de l’État, du fait que le terrorisme se développe à travers des organisations para-étatiques financées et armées par des régimes voyous.
* * *
Des comportements libanais, des positionnements, manigances et équidistances… ont fait perdre la confiance dans le Liban diplomatique à propos de problèmes ontologiques relatifs à l’État et la souveraineté.
Dans la diplomatie internationale, Ghassan Tuéni avait le souci majeur de la protection des petites nations dans le système international. Il appartient aux Libanais d’appliquer la consigne des surveillants aux élèves dans les écoles : « Les petits ne jouent pas avec les grands ! »
Le Liban est grand par son message et son rôle régional et international, mais petit dans le jeu des nations.
« L’attachement à l’accord d’armistice de 1949 », comme précisé dans le pacte de Taëf avec l’expression en arabe de « tamassuk » (s’en tenir avec force), la conformité aux résolutions internationales relatives au Liban et La neutralité du Liban dans le cadre de la Ligue arabe, objet de l’ouvrage qui vient de paraître (dir. Michel Pharaon et A. Messarra, en partenariat avec l’ambassade d’Autriche au Liban, Adaa et la Fondation libanaise pour la paix civile permanente, vol. 51, 2024), sont des conditions prérequises de la paix civile consolidée et du Liban-message régional et international.
Antoine MESSARRA
Membre du Conseil
constitutionnel, 2009-2019
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