Le nouveau roman de Gaël Faye, Jacaranda, connaît déjà un fort succès en librairie, dans la lignée de son ouvrage précédent, Petit Pays (Grasset, 2016), couronné par treize prix littéraires. On retrouve l’écriture souple, poétique et contenue d’un conteur qui sait faire vivre des personnages justes et profondément ancrés dans les contradictions d’une histoire tourmentée.
« Nous étions en juillet 1994. Au moment où j’observais ma mère de dos qui regardait la nuit en feu, un génocide prenait fin dans son pays natal. Je n’en savais rien. » Milan, un adolescent de douze ans, mène une vie paisible à Versailles. Alors que ses résultats scolaires chutent, il explique que c’est à cause de la guerre au Rwanda dont il a connaissance par le journal télévisé, et non par le discours de sa mère, originaire de ce pays. Cette prétendue confusion se révèle proleptique pour Milan dont l’existence est bouleversée par la rencontre avec son jeune cousin blessé, Claude, qui a subi les massacres et qui est envoyé en France pour se faire soigner. La transmission maternelle étant réduite au silence, Milan va mener son enquête, puis partir au Rwanda pour rencontrer sa famille, son héritage culturel, et une mémoire silencieuse partagée, autour d’un traumatisme de l’indicible. Au fil des pages, à l’ombre du jacaranda, les langues se délient, les narrations se croisent, celles des survivants et disparus à qui la parole est rendue. Les mots redessinent les contours d’une communauté humaine réconciliée, sur les rivages du lac Kivu.
Quelle est l’articulation entre Jacaranda et votre roman précédent ?
Il y a l’envie de prolonger un personnage, tante Eusébie. J’avais le sentiment d’avoir trahi ce personnage, le seul dont on ignore le destin à la fin de Petit Pays. Je voulais lui redonner une vie et prendre de ses nouvelles. J’ai alors écrit des saynètes, sans penser en faire un roman. Plus je prenais rendez-vous avec elle, plus d’autres personnages apparaissaient. L’histoire de Jacaranda m’est apparue non comme une suite, mais comme une pièce de puzzle à ajouter à Petit pays, comme un élargissement de la focale. Petit pays, c’était ma relation au Burundi, même si on a beaucoup ramené ce roman au Rwanda. Mais je n’avais pas encore parlé de ma relation au Rwanda. Peut-être que Jacaranda donnera un tableau plus complet de ce qu’a été cette histoire, avec des exils, des départs, des retours, des discussions, des familles de part et d’autre des frontières, artificiellement créés par la colonisation.
Dans quelle mesure votre double culture, française et rwandaise, offre un poste d’observation privilégié pour l’écriture ?
Cela me permet de connaître et d’éprouver, depuis l’intérieur, deux cultures très différentes, et de questionner lorsque je suis en France ce que l’on dit, comment on se comporte, à l’aune de ce que je connais de la culture rwandaise, et inversement. D’où une conscience continue qu’il existe un ailleurs, ce qui évite de penser qu’on est le centre du monde. Il y a d’ailleurs un proverbe rwandais qui stipule que pendant la journée Dieu se balade dans le monde, et le soir il va dormir au Rwanda. Tous les peuples ont un peu ce sentiment d’être les élus ; vivre dans plusieurs origines, c’est côtoyer l’altérité en permanence et avoir un regard autre. Cette altérité, on la côtoie à l’intérieur de soi, on doit faire avec des courants contraires, et comme on n’aime pas vivre dans la contradiction, tout mon travail, depuis l’adolescence, c’est d’essayer de rendre cohérent, et fusionner en un seul bloc ce qui semble un morcellement.
Cette démarche passe par la création, la littérature, la musique, un espace d’expression qui me permet de mettre en un seul endroit tous ces affluents qui me traversent, toutes ces voix. J’ai l’impression d’avoir un intérieur polyphonique et la difficulté c’est que tous les instruments réussissent à s’écouter et jouer de manière harmonieuse.
Votre adolescence a-t-elle inspiré celle de Milan ?
Je ne crois pas, Milan au début de l’histoire c’est un petit Français, étranger à cette histoire. Or, je suis né et ai grandi au Burundi, j’ai plus de relations avec Gabriel, le héros de Petit Pays. Milan, c’est plutôt ce que j’aurais pu être si j’avais grandi en France. Comme lui, j’aurais tout ignoré de ma famille rwandaise, et peut-être que je n’aurais pas pris les mêmes décisions que lui. J’aurais peut-être pris le parti de ne jamais m’y intéresser. Un élan pousse Milan, non pas vers un pays, mais vers des relations humaines, qui vont lui ouvrir les portes de l’histoire de ce pays.
Et cette fois, c’est le regard de la diaspora qui s’exprime ?
Oui, mais une diaspora qui n’a pas conscience d’être diaspora, car elle repose normalement sur le fait qu’on est à l’étranger mais on se sent appartenir à un pays lointain. On est comme une entité d’une terre lointaine qui est nôtre. Milan a juste la conscience et le trouble des origines, il en prend conscience en se rendant pour la première fois au Rwanda, en découvrant qu’il y a une famille, et que, peut-être, il fait aussi un peu partie de l’histoire de ce pays. Mais ce n’est qu’une intuition, qu’il va suivre tout au long de l’histoire.
D’où la richesse, la complexité, la douleur de cette position de métis culturel, de métis de couleur, c’est-à-dire des gens qui portent en eux plusieurs mondes, ils se sentent toujours autres. À l’adolescence, c’était une souffrance qui générait en moi de la colère ; j’ai quitté le Burundi à 13 ans et suis venu m’installer en France chez ma mère. Je retournais chaque année au Burundi et au Rwanda. Au bout de 20 ans, en 2014, je me suis rendu compte que je n’étais qu’un vacancier, je ne connaissais pas ce pays, et j’ai voulu m’y établir en 2015, y élever mes enfants. Je ne savais pas quoi leur dire sur ce pays qui m’échappait. Y Passer trois semaines par an, c’était voir ce qu’on me permettait de voir, mais j’étais loin de me rendre compte de ce qu’était la société rwandaise. On peut finir par tomber prisonnier des narratifs que les gens ont en bouche, positifs comme négatifs, ils peuvent parler du miracle rwandais, de la reconstruction, ou dire que c’est terrible, que les tueurs sont partout, que le génocide va revenir, d’où la peur d’un retour là-bas. J’étais pris entre ces deux images contraires du Rwanda, je me sentais un peu perdu, et j’avais envie de me faire mon propre point de vue.
Comment avez-vous réussi à percer ce silence qui entoure les terribles massacres des années 90 ?
Le silence me paraissait normal. Dans ma famille, on ne devait pas poser de question sur le passé, les disparus, les causes de l’exil ; c’était un tabou. En côtoyant d’autres familles françaises, je me suis rendu compte qu’il existait des enfants qui posaient des questions à table, et on leur répondait sans qu’il y ait une tension, il y avait une liberté de ton. Je me suis dit que peut-être mon histoire n’était pas normale. En lisant des témoignages de survivants de la Shoah, j’ai compris que c’était aussi lié au trauma, que dans d’autres contextes, cette parole était difficile et qu’elle s’exprimait souvent par le silence. En discutant avec des amis rwandais de mon âge, j’ai constaté que, pour eux, c’était pareil, le silence était partout. Peu à peu, je me suis révolté contre ce silence, j’ai commencé à poser des questions pendant mes vacances au Rwanda. On me répondait de manière parcellaire, cela alimentait ma frustration. J’estimais que cette histoire m’appartenait et que j’avais le droit de savoir comment s’appelait ma grand-mère, pourquoi ma famille a vécu en exil... J’essayais de trouver des réponses dans des livres, des témoignages, et l’envie d’écrire moi-même, d’écrire de la fiction et de passer à travers le mur du silence, s’est imposée à moi. Aujourd’hui, la parole ne s’est pas plus libérée, mais écrire Jacaranda me permet de ne pas rester bloqué avec ce silence, et d’imaginer l’histoire de ma famille.
Vos textes ne permettent-ils pas de revenir sur des événements qui ont marqué toute une génération ?
Ce dont je me suis rendu compte dans mes échanges autour de Petit Pays, c’est que les gens se souviennent des images à la télévision, de leur effroi, d’un terrible malaise, d’images choquantes et inoubliables, et ils disent qu’ils n’ont pas compris. Quand on retourne sur le traitement médiatique de l’époque, on ne pouvait pas comprendre les dynamiques politiques qui se jouaient : on réduisait le génocide à une confrontation, on parlait même de guerre tribale, d’ethnies qui se massacraient depuis la nuit des temps. La question était posée en termes confus, et il y avait la violence des images et la rapidité du crime : un million de morts en cent jours, ce n’est jamais arrivé à ce niveau de rapidité, à l’arme blanche. Cela dépassait l’entendement. Pour les gens, revenir en roman sur cette question, avec le temps long, c’était une manière de revenir sur ces souvenirs troubles et de proposer une explication à ce sentiment de confusion.
Comment vos livres sont-ils reçus au Rwanda ?
Les échos sont très positifs. Petit Pays est étudié dans les établissements scolaires. Le livre étant un marché de luxe, il y a eu le projet de le traduire en kinyarwanda, et il a été enregistré pour la radio. Il passe sous forme d’épisodes radiophoniques à la radio nationale, beaucoup de gens m’en parlent. Le film Petit Pays a été tourné au Rwanda, ce qui a créé un très bel impact, les comédiens étant essentiellement rwandais et burundais. Récemment, en juin, nous avons monté, avec une amie, la pièce de théâtre Petit Pays en kinyarwanda, et nous l’avons jouée dans les villages à travers le pays de façon gratuite. Ce texte vit, il permet beaucoup de débats, beaucoup de discussions. J’ai hâte de retourner au Rwanda, en octobre, pour y présenter Jacaranda.
Jacaranda de Gaël Faye, Grasset, 2024, 224 p.