Les dix dernières années de la IIIe République suscitent aujourd’hui des débats passionnés dus à des analogies très discutables avec notre temps présent. On se trouve devant une curiosité obsessionnelle de la mémoire collective pour une période qui a vu le délicat compromis entre démocratie et libéralisme remis en cause dans l’ordre économique, politique et culturel, et qui s’est terminée par la guerre la plus destructrice de l’histoire de l’humanité. L’analogie est discutable. La France de cette époque est encore largement rurale, profondément marquée, voire blessée, par la Grande Guerre et obsédée par la menace allemande.
Renaud Meltz, brillant historien dont j’ai déjà signalé ici les travaux, connaît admirablement cette période. Dans La France des années 1930. Les Épreuves de la République, il nous offre d’abord une histoire politique pour passer ensuite à un tableau des réalités sociales et intellectuelles, avant de revenir à la politique étrangère et aux conditions de l’entrée en guerre. Il nous dresse de multiples portraits et fait le bilan d’un certain nombre de débats historiographiques qui nous apprend, peut-être, plus sur notre temps que sur la période considérée. Le tout avec un grand bonheur d’écriture.
Tout est affaire de contrastes. Il y a une demande d’autorité avec une insistance sur le rôle du chef, mais la gauche comme la droite sont divisées en multiples tendances. Plus il y a d’appels à l’union, plus il y a de divisions. Ainsi, une bonne part de la droite construit une légitimité fondée sur le peuple ou l’opinion, contre les institutions que l’on demande par ailleurs de renforcer. C’est toute l’ambiguïté des ligues qui connaissent leur apogée dans les premières années 1930.
Les émeutes du 6 février 1934 ont donné lieu à des interprétations contradictoires. Ce n’est ni un complot ni une tentative de coup d’État fasciste. La mauvaise gestion du maintien de l’ordre est responsable de la trentaine de morts de ce jour et des suivants. Les ligues, à l’exception de l’Action française royaliste, sont plutôt dans la lignée du bonapartisme autoritaire et se transforment progressivement en partis politiques de type plus classique.
Les non-conformistes des années 30 veulent un changement de société, voire de civilisations. Les courants sont divers. Ceux qui font la critique de la « technique » annoncent l’écologie politique d’aujourd’hui. Cela peut conduire aussi au transhumanisme. Le déficit démographique a conduit à une forte immigration qui est souvent interprétée en termes biologiques. La question raciale se repose dans le contexte colonial. Elle s’est introduite dans un espace de discussion transnational par le détour des protestations allemandes contre la présence de tirailleurs sénégalais dans la Rhénanie occupée en 1923, suscitant les plaintes des nationalistes allemands relayées dans le monde anglo-saxon.
Le débat sur l’existence ou non d’un fascisme français est ici traité en détail. Ce qui est certain est la montée de la xénophobie et du racisme, liée tout aussi bien à la crise économique qu’à la peur croissante de la guerre. J’ajouterai personnellement que le fascisme français aurait cette curieuse particularité d’être largement pacifiste. Comme en Grande Bretagne, l’Empire colonial donne un exutoire où peut se développer une énergie bridée en métropole et fournit des ressources qui donnent le sentiment d’être une puissance « comblée ».
Une large partie de l’ouvrage est consacrée à la politique étrangère que l’auteur connaît particulièrement bien du fait de ses biographies d’Alexis Léger et de Laval. Tout en ayant comme mot d’ordre « le pain et la paix », le gouvernement du Front populaire débute le réarmement français. La hantise de la guerre domine la prise de décision politique. L’effort est des plus importants, mais se fait parfois dans une certaine incohérence.
Paradoxalement, les derniers gouvernements de la IIIe République voient un quasi-effacement du parlement et un pouvoir ministériel de plus en plus autoritaire. L’effort de guerre est réel, mais le pacifisme demeure important dans les cercles dirigeants.
Renaud Meltz nous offre ici un bel ouvrage de synthèse dans une collection dont l’ambition première est la vulgarisation. Mais il a fait bien plus, un livre de référence.
La France des années 1930. Les Épreuves de la République de Renaud Meltz, Seuil, 2023, 640 p.