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Montmartre, pays enchanté

Montmartre, pays enchanté

D.R.

Autour d’une Babel ressuscitée en plein Montmartre, Yasmina Khadra compose un conte de fées moderne, porté par une gouaille enlevée. Pas de côté surprenant pour Khadra qui s’est fait connaître par le roman noir, avant de s’imposer dans de grandes fresques romanesques opposant l’Orient et l’Occident. Et si la butte Montmartre était l’ombilic d’un monde imaginaire enchanté ?

Nestor est une figure de Montmartre. Tout le monde l’appelle Ness ou encore « Cœur d’amande », un surnom qui dévoile sa gentillesse et sa disponibilité pour les autres. Voici des années que Ness est implanté au pied de la butte, établi avec sa grand-mère au troisième étage d’un immeuble sans ascenseur, rue Steinkerque. Cœur d’amande est nain, mais il n’en fait pas grand cas. Il s’est résolu depuis longtemps à accepter son sort et à prendre la vie du bon côté. De son propre aveu, il déclare considérer « l’existence comme une offrande inespérée sous une cloche de verre piégée ». En vérité, Ness qui vient de dépasser la trentaine est un sage qui connaît, depuis longtemps, le prix des choses et le goût de la vie. D’elle, il dit : « J’ai le choix entre la contempler en salivant dessus ou bien soulever la cloche. J’ai choisi de prendre le risque. Il n’y a pas de risque non négociable pour celui qui veut vivre pleinement sa vie. Celui-là doit savoir gérer les échecs, relever les défis et se désaltérer dans la sueur de son front comme dans une eau bénite. »

Pourtant, la vie n’a pas épargné Cœur d’amande. Outre son handicap physique, il possède son lot de souffrances morales. Ses parents l’ont littéralement abandonné. Son père, un géomètre, ayant cru pouvoir faire fortune au Cambodge, y a fait de très mauvaises affaires. Mauvais calcul… Puis, la famille s’est délitée. La mère, une certaine Brigitte que Ness qualifie de « génitrice », a eu tôt fait de prendre la clé des champs, tandis que le père de Ness se remariait à Bangkok avec une jeune thaïlandaise avant de ne plus donner de nouvelles.

C’est sa grand-mère qui s’est occupée de lui. Ness voue un amour éternel à sa « Mamie » qui, à sa manière bienveillante, règne aussi sur tout le quartier.

Sauf que la vie vient de réserver un de ses croche-pattes dont elle a le secret à Ness. Du jour au lendemain, Cœur d’amande se retrouve sur le carreau. Edwin, son employeur, petit patron d’un magasin de chaussures bon marché non loin de Barbès, est contraint de se séparer de son employé. La crise est passée par là. Quant à Mamie, il n’y a que Cœur d’amande pour ne pas voir qu’elle commence sérieusement à perdre la tête. Quand on ne retrouve plus ses chaussons alors qu’ils reposent à vos pieds, c’est qu’il commence à y avoir un sérieux problème…

Ness-Cœur d’amande serait-il dans le déni du réel ? Pour couronner le tout, en secret, il s’est mis à écrire. Quelle folie ! On ne connaît pas activité aussi exigeante et si peu rémunératrice…

Chapitre assez inattendu dans l’œuvre de Yasmina Khadra (L’Attentat, Les Hirondelles de Kaboul, Ce que le jour doit à la nuit), on n’attendait pas l’auteur algérien sur le terrain d’un conte moderne, urbain, gouailleur et drolatique. Car Cœur d’amande est bel et bien un conte. Avec ses personnages merveilleux – un nain, mais aussi une sorcière et une fée qui feront leur apparition – une somme de péripéties et une morale généreuse.

On sent que Yasmina Khadra a pris du plaisir à composer son intrigue et ses personnages. Sous sa plume, Montmartre se transforme en une nouvelle Babel où chacun est devenu polyglotte et semble avoir trouvé sa place. Autour de Cœur d’amande, se déploie toute une tribu attachante : Francis, patron de bistrot, Bébert, un flic mis à pied pour bavure policière, Batrane, tchadien rescapé de la guerre du Lybie, Adama magasinier au Monoprix du coin, Confucius qui tombe amoureux tous les quatre matins mais ne s’exprime qu’en paroles philosophiques, Pap’ Dawe, marabout reconverti en malfrat…

Pour Cœur d’amande, le bonheur est une question de modestie, car c’est la vie qui est en premier lieu sacrée. « Lorsqu’il t’arrive de t’apitoyer sur ton sort, rappelle-toi que la souffrance est pire ailleurs. » C’est la belle leçon que nous donne Yasmina Khadra dans ce récit tour à tour truculent et émouvant. Miracle de la littérature : on ne s’attendait pas voir Yasmina Khadra dans la peau d’un Francis Carco. Et voilà que c’est chose faite. Cœur d’amande s’impose déjà comme un des titres-phares de la rentrée littéraire.

Cœur d’amande de Yasmina Khadra, Mialet-Barrault, 2024, 320 p.

Autour d’une Babel ressuscitée en plein Montmartre, Yasmina Khadra compose un conte de fées moderne, porté par une gouaille enlevée. Pas de côté surprenant pour Khadra qui s’est fait connaître par le roman noir, avant de s’imposer dans de grandes fresques romanesques opposant l’Orient et l’Occident. Et si la butte Montmartre était l’ombilic d’un monde imaginaire...
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