Le point de vue de...

Le Liban dans la physique quantique

Le Liban dans la physique quantique

D.R.

Tout le long de cet été qui s’achève, le Liban a vécu selon deux temporalités distinctes dont la formule serait « la guerre au sud, la fête partout ailleurs ». Cette situation résume le mode d’être d’un pays dont l’essence est l’indécidabilité, l’impossibilité d’en fixer définitivement les traits. Ainsi, il y a quelques mois, j’ai reçu d’une revue américaine la commande d’un texte sur la situation du Liban et sur les questions environnementales dans ce pays. Par le plus grand des hasards, je venais juste de finir la rédaction d’un autre texte, commande d’un éditeur (américain lui aussi), célèbre pour ses très élégants coffee-table books sur les villes du monde. Cet éditeur m’avait demandé une préface pour un ouvrage à paraître sur la ville de Beyrouth. J’ai donc rédigé ces deux textes presque en même temps et ce n’est qu’en achevant le second que la chose m’a sauté aux yeux, mais sans qu’à aucun moment j’en éprouve un quelconque inconfort, ni le moindre élément d’absurdité. Pourtant, les deux textes, parlant de la même chose, du même pays et de la même époque, semblaient dire des choses radicalement opposées.

Dans la préface au coffee-table book sur Beyrouth, je racontais le dynamisme de cette ville et son énergie inlassable, dynamisme et énergie à l’œuvre avant la crise financière et l’explosion sur le port en 2020, et dont on recommençait à sentir les effets depuis un ou deux ans, et jusqu’avant le déclenchement de la guerre dans le sud du pays. Je décrivais l’activité de la ville, la créativité de ses artistes, la scène théâtrale et musicale, les divers festivals, mais aussi la tapageuse vie mondaine qui recommençait, le développement des lieux de sociabilité diurnes et surtout nocturnes, et l’inventivité des décorateurs des principaux lieux de cette sociabilité, bref tout ce qui a fait et continue de faire de Beyrouth l’une des villes les plus animées de l’Orient et de la Méditerranée. En même temps, de cette cité je décrivais les caractéristiques physiques, l’urbanisme sauvage certes et la destruction effrénée d’une grande part de son patrimoine, mais aussi la persistance de beaux fleurons de l’architecture arabo-italo-ottomane traditionnelle, ainsi que des réalisations du modernisme dont Beyrouth a été le phare dans les années 70, le tout conjoint aux réalisations de certains noms incontournables de l’architecture contemporaine internationale.

Dans l’article commandé par la revue pour son dossier sur le devenir écologique de la planète, en revanche, je réfléchissais sur le désastre écologique dont le Liban est aujourd’hui le théâtre. Je décrivais la destruction de l’environnement par la spéculation immobilière sans limite qui a dévoré sans pitié les anciennes demeures de la capitale et défiguré son visage. Je disais la dévastation des montagnes et du littoral à cause d’un effroyable laisser-faire et des appétits d’une caste politico-financière dont la mauvaise gouvernance aura empêché une politique de gestion des énergies ou déchets, favorisé la création d’immenses montagnes de déchets sur les côtes, la disparition de forêts millénaires, la ruine de montagnes somptueuses, les ravages des nappes phréatiques uniques dans une région où dominent les déserts.

Comment après ça en effet ne pas se demander, à l’instar d’un hypothétique lecteur américain amené par hasard à lire les deux textes, par quel mystère un même pays peut présenter simultanément deux visages aussi différents, aussi opposés ? Certes, tous les pays du monde offrent des spectacles et des situations contrastés, voire parfois contradictoires. Mais ici, le meilleur et le pire s’épaulent, cohabitent de manière flagrante et parfois scandaleuse. Et comme ces jeux dans lesquels, en fonction d’un mouvement de la main ou du regard, un paysage change et devient un autre sous le regard immobile d’un sujet, on pourrait voir et dire le Liban selon une première formule, celle de la préface du coffee-book, ou selon la seconde, celle du texte pour la revue. Et dans aucun des deux cas, on n’aurait complètement tort, ni complètement raison. Le Liban peut en effet être le pays de vacances rêvées, ou celui d’un séjour de cauchemar, le pays de la guerre ou celui de la fête, en fonction de la posture que l’on adopte en le regardant et en le vivant au jour le jour, comme en physique quantique on regarde le chat de Schrödinger.

Tout le long de cet été qui s’achève, le Liban a vécu selon deux temporalités distinctes dont la formule serait « la guerre au sud, la fête partout ailleurs ». Cette situation résume le mode d’être d’un pays dont l’essence est l’indécidabilité, l’impossibilité d’en fixer définitivement les traits. Ainsi, il y a quelques mois, j’ai reçu d’une revue américaine...
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