La différence anatomique entre l’homme et la femme est, depuis la nuit des temps, socialement interprétée pour justifier la suprématie masculine. Elle a non seulement structuré nos institutions et nos interactions sociales, mais aussi souvent exclu ou marginalisé ceux qui ne s’y conforment pas strictement.
Tel est le cas du héros du roman poignant Du pain sur la table de l’oncle Milad de Mohamed Alnaas. Baptisé Milad al-Usta, en référence au proverbe populaire libyen « Une famille avec un oncle Milad », utilisé « pour blâmer un homme qui n’exerce pas son pouvoir sur les femmes dont il a la responsabilité et, ce faisant, porte préjudice à leur honneur », ce personnage est pris comme beaucoup d’hommes dans un carcan de devoirs et d’attentes : « Il faut que tu t’endurcisses ; les hommes ne vont pas se plaindre pour une simple altercation verbale ; les hommes ne pleurent pas. »
Éduqué avec ses sœurs, participant à leurs jeux, Milad développe une passion pour des activités souvent associées aux femmes : cuisiner, nettoyer, et prendre soin du foyer. Ainsi, sa masculinité est constamment remise en question. Dérogeant aux stéréotypes liés au genre, c’est un homme qui pleure, qui se sent vulnérable et qui cherche à comprendre son propre rôle dans une société où la virilité se mesure à la force physique et à l’imposition de sa volonté. Il est le revers de son père, autoritaire et distant, de son cousin Absi, « un exemple de virilité » qui l’initie à la sexualité après qu’il « s’était entraîné avec les prostituées » selon sa formule favorite, mais également de tant d’hommes qui maltraitent leurs femmes dont un qui « frappa sa femme uniquement parce qu’elle lui avait préparé un couscous à la place du traditionnel bazin » !
Son mariage avec Zeinab, une femme audacieuse qui rêvait d’un compagnon respectueux de sa liberté, bouleverse davantage les conventions établies : telle une Pénélope, Milad quitte la boulangerie de son oncle et s’occupe des tâches ménagères, en attendant le retour de son Ulysse, Zeinab, qui travaille pour subvenir aux besoins du foyer. Cette inversion des rôles traditionnels suscite des moqueries qu’il ignore jusqu’à ce que Absi lui en révèle la réalité : « Tu es devenu la risée de tous. »
De tous, certes, mais aussi de toutes, parce que les femmes du roman, dont la mère de Milad, prisonnières des vieilles structures sociales et familiales, contribuent à renforcer les préjugés et la domination masculine : « Lorsqu’elle me trouvait en train de laver la vaisselle (…) elle me disait que j’étais un homme et que les mains d’un homme n’étaient faites que pour tenir la bêche ou le râteau. L’homme cultive et la femme cuisine. L’homme construit et la femme entretient ce qu’il a construit. »
L’intérêt de ce récit mené à la première personne et adoptant le point de vue de Milad, réside dans sa capacité à révéler que le patriarcat ne fait pas seulement des femmes ses victimes, mais crée aussi un fardeau pour les hommes. Le narrateur est inlassablement perturbé par ce que son entourage perçoit comme « un manque de virilité », et incarne cette lutte intérieure peu explorée en littérature arabe : « Je ne veux pas vous ennuyer en vous racontant le nombre de fois où j’ai pleuré parce que je n’arrivais pas à être un homme, un vrai, comme l’aurait souhaité mon père. » Accablé par la pression sociale et son propre désarroi, Milad essaie de mettre fin à ses jours : « Il n’y a que deux possibilités, pas trois. La virilité ou la mort. Mais continuer à jouer, à lutter contre la vie et la société ne sert à rien. »
Cette tentative de suicide avortée, ne demeure que l’inévitable affirmation de sa virilité. En effet, et suite à sa rencontre avec Madame qui l’a aidé à « retrouver confiance en (soi) en tant qu’homme » et dont la présence ponctue obsessionnellement ses confessions, et après avoir soupçonné Zeinab de trahison avec son patron, la bête sauvage qui se cache en Milad se réveille : « Je cours vers elle, la lame à la main… » Dans un pays où « l’homme est exempt de tout défaut », tout se joue comme si l’on ne pouvait pas échapper à ce déterminisme social qu’est le genre : Milad finit par s’ajuster à l’image tant convoitée d’un homme « capable de gérer son épouse » !
Lauréat du Prix international de la fiction arabe, Du pain sur la table de l’oncle Milad, récemment traduit de l’arabe par Sarah Rolfo et sélectionné pour le Prix de la littérature arabe 2024, nous plonge dans la cruauté d’une société conservatrice qui prépare ses propres monstres. À travers le parcours atypique de Milad et Zeinab, Mohamed Alnaas trouble les eaux stagnantes des thèmes rabattus et offre à ses lecteurs une fenêtre sur les réalités complexes et souvent douloureuses de la masculinité. Il nous rappelle, comme l’avait si bien exprimé Simone de Beauvoir, que les rôles de genre sont façonnés par la culture et non par la nature.
Du pain sur la table de l’oncle Milad de Mohamed Alnaas, traduit de l’arabe (Libye) par Sarah Rolfo, Le Bruit du monde, 2024, 368 p.