Critiques littéraires

Un monde dans un grain de sable

Un monde dans un grain de sable

D.R.

Une saga familiale pouvant aisément s’étaler sur plusieurs volumes, mais condensée en 150 pages : ainsi pourrait-on succinctement décrire Le Loup de la famille (Zi’b al-‘a’ila), deuxième roman du libanais Souhaib Ayoub.

Ce livre témoigne d’une ambition presque démesurée : en un espace relativement restreint, dépeindre la vie quotidienne des résidents d’un immeuble, tout en relatant l’histoire détaillée d’une famille occupant l’un des appartements, une histoire qui s’étend sur quatre générations  ; et ce faisant, dresser le portrait de Tripoli, une ville qui broie implacablement ses habitants.

C’est un muet qui prend tout d’abord la parole. Hassan est un adolescent qui, pour des raisons inconnues, n’a jamais prononcé un seul mot. Il vit dans une terreur permanente, incapable d’en déterminer la cause. Il a peur de tout et de rien : de l’immeuble al-Alabi dans lequel il habite avec sa famille – un immeuble délabré, imprégné de l’odeur de la mort  ; de ses trois frères aînés qui le maltraitent quotidiennement  ; du quartier misérable et fétide où il vit. Bien qu’il aime s’imaginer comme un dur à cuire, « un loup féroce », il est en réalité plus vulnérable qu’un agneau conduit à l’abattoir. C’est lui le narrateur du premier chapitre, et dès l’incipit, il nous apprend que sa mère a disparu. Au fil des pages, différents narrateurs se succèdent, et Hassan ne réapparaîtra qu’à la toute fin du roman, où il reprendra son récit. Entre-temps, il est à peine mentionné.

Le deuxième chapitre s’ouvre sur la découverte du cadavre de Shamsa, la grand-mère de Hassan, dans le sous-sol de l’immeuble al-Alabi : tête décapitée, corps découpé en morceaux. Une enquête policière s’ensuit. C’est alors que le roman bascule dans le passé, celui de Shamsa et de ses enfants. Un immense retour en arrière nous transporte en 1965, lorsque, jeune et enceinte de jumeaux, elle décide de fuir son mari et part refaire sa vie à Tripoli. Pendant de nombreuses années, elle y habite dans une sorte de foyer destiné aux femmes veuves et démunies, où elle élève ses deux enfants, Ziad et Joulnar…

Vingt ans plus tard, en pleine guerre civile, on retrouve Ziad, futur père de Hassan, follement amoureux d’une prostituée transgenre surnommée Dolce Vita. Or, comme c’est souvent le cas dans ce roman où les personnages secondaires prennent soudainement le devant de la scène et deviennent de véritables protagonistes, c’est Dolce Vita qui occupera le rôle principal tout au long d’une quinzaine de pages  ; elle connaîtra même une fin tragique digne des grandes héroïnes romanesques.

Retour au point de départ, à l’année 2013. Mais au lieu de se focaliser de nouveau sur Hassan et sa famille, le récit se tourne alors vers d’autres habitants de l’immeuble al-Alabi, tous des personnages dont nous ne savions presque rien jusqu’à présent, et qui ne jouent pratiquement aucun rôle dans l’intrigue centrale…

Le Loup de la famille est donc un roman à la structure particulièrement complexe et labyrinthique, qui tente de dresser une carte quasi exhaustive des bas-fonds de Tripoli, un territoire très peu exploré par le roman libanais. Il y a quelque chose de grandiose dans la conception de ce récit  ; pour paraphraser la célèbre formule de William Blake, c’est comme si Souhaib Ayoub avait voulu faire tenir tout un univers dans un grain de sable. En effet, l’auteur nomme tout : les quartiers, les rues, les magasins, les restaurants, les pâtissiers, les épiciers, les personnages les plus secondaires, les artisans qui ont fabriqué tel ou tel meuble… Et de surcroît, chaque personnage nommé, aussi ténue que soit sa relation à l’intrigue, jouit du privilège d’avoir sa propre histoire, son propre destin, que l’auteur ne manque jamais de raconter, même si ce n’est qu’en une seule phrase.

Ces innombrables histoires et destins, dont la plupart finissent tragiquement, sont comme les fragments d’une gigantesque mosaïque représentant Tripoli, ville monstrueuse, dévoratrice de chair humaine. L’exécution d’une telle œuvre témoigne indubitablement du talent de Souhaib Ayoub, mais il n’en demeure pas moins que la lecture de ce court roman procure peu de plaisir : tout y est tellement densifié, voire comprimé (l’intrigue, les personnages, l’évocation des lieux, le passé de la ville, etc.), que l’ensemble forme une masse compacte dans laquelle il est difficile de pénétrer. C’est comme si l’on avait affaire à un plan très détaillé d’un récit de plus de mille pages. Ou, pour prendre une autre comparaison, c’est comme si un roman de l’ampleur de Guerre et Paix ou d’À la recherche du temps perdu avait été résumé en 150 pages, mais tout en conservant l’intégralité des personnages secondaires, la richesse des détails et la complexité de l’intrigue.

Zi’b al-‘a’ila (Le Loup de la famille) de Souhaib Ayoub, éditions Nawfal, 2024, 152 p.

Une saga familiale pouvant aisément s’étaler sur plusieurs volumes, mais condensée en 150 pages : ainsi pourrait-on succinctement décrire Le Loup de la famille (Zi’b al-‘a’ila), deuxième roman du libanais Souhaib Ayoub.Ce livre témoigne d’une ambition presque démesurée : en un espace relativement restreint, dépeindre la vie quotidienne des résidents d’un immeuble, tout...
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