Critiques littéraires

Platon, philosophe, dramaturge et roi

Platon, philosophe, dramaturge et roi

Fils d’un tailleur de pierre et de Phénarète, la maïeuticienne, Socrate, qui avait dès l’abord refusé tout recours à l’écriture, s’obséda à permettre aux gens autour de lui d’accoucher des idées à travers l’art de l’interrogation. Il alterna sans cesse entre son rôle de palabreur arpenteur des lieux et celui de gourou au milieu de ses disciples aristocratiques, et ce jusqu’à sa condamnation finale, qu’il sembla pourtant avoir pu éviter.

Platon fit partie de ces jeunes aristocrates dans le sillage du maître, cherchant chez ce dernier un refuge moral contre ce qu’ils percevaient comme le fléau démocratique menaçant la Paideia — le système de formation éthico-intellectuel dans la Grèce antique, visant à élever des citoyens vers la vertu et la sagesse.

Comme nous le rappelle Olivier Battistini dans son remarquable ouvrage, il était difficile pour les Athéniens de distinguer Socrate des détestés « sophistes », accusés d’impiété par une religion qui, bien que ne croyant que très vaguement en ses mythes, se souciait davantage de leur fonction dans la cohésion de la cité.

Platon s’attela, à travers ses dialogues, à prouver que Socrate était aux antipodes des sophistes et nécessaire pour réinventer la Polis sur une base à la fois vertueuse et durable. En premier lieu, Socrate offrit les moyens de transcender les limites rhétoriques de la persuasion pour aborder la question de la vérité, empruntant la voie du paradoxe épineux de Ménon : « Comment rechercher une chose dont on ignore ce qu’elle est ? » Il affirmait que l’immortalité de l’âme permettait de sortir de ce labyrinthe et de trouver un fondement à la connaissance  ; il s’agissait de la réminiscence : apprendre, c’était se souvenir.

Or, pour Platon, cette quête de la vérité qui ne peut être que le fruit d’une mémoire semi-effacée en nous, ne prend son ampleur que sur le plan politique. On ne saurait établir la cité sur un régime de rhétorique  ; il s’agit plutôt d’enlever à la rhétorique une partie de son pouvoir pour reconnecter la parole vivante au monde des idées.

La thèse platonicienne, sous cet angle, est que le dialogue doit s’inscrire au cœur d’un projet de nouvelle Paideia, conçue dès lors comme une politique de bout en bout, telle une république du philosophe-roi.

Quant à la thèse principale de Battistini, elle soutient que Platon ne se consacra à la philosophie qu’à la suite de son échec politique, et que cet échec rendit l’enjeu encore plus profond pour lui : « Malgré tous ses échecs dans l’univers de la praxis, Platon restera jusqu’à la fin un politique. »

Le véritable problème politique pour Platon est que la multitude est allergique à la vérité. Ceci constitue un terrain propice pour les sophistes et les poètes, nullement pour les philosophes. En même temps, l’appel au Demos au détriment d’un régime établi sur la remémoration de la vérité ne peut qu’être à la fois agressif vis-à-vis des autres et instable à l’intérieur. La réponse platonicienne est radicale : le pouvoir aux philosophes. Cependant, il réalisait que, si le sensible doit être dépassé vers le rationnel, ce dernier ne doit jamais répudier le sensible mais y revenir sans cesse.

Cela recoupe le rapport entre le logos et le mythos. D’une part, le mythe est pouvoir de l’illusion, de l’imagination, des poètes, et d’autre part, il est essentiel pour le logos pour pouvoir se déployer. Le philosophe, avant d’être roi, doit être un philosophe-poète, investissant dans le mythe, à l’instar de Platon et de ses dialogues. Une de ces figures mythiques, Éros, devrait surtout lui permettre de préciser la vocation du philosophe. Éros a une double origine : un père savant, une mère ignorante  ; il se tient entre la science et l’ignorance. Or, celui qui sait tout n’a pas besoin de philosopher, et l’ignorant non plus. Qui sont les philosophes ? Ceux qui se trouvent entre les deux.

Battistini insiste avec force sur la continuité entre Socrate et Platon, à l’opposé de Nietzsche qui soutint que Platon n’a commencé à écrire qu’après la quarantaine et qu’il n’a jamais été un véritable disciple de Socrate, se tournant plutôt vers un genre alors en vogue à Athènes, les « sokratikoi logoi », après l’échec de sa carrière politique en Sicile et son retour dans sa ville natale. Parallèlement, il ne peut adhérer à l’approche d’Eduard Munk, selon laquelle l’œuvre de Platon serait fondamentalement une biographie intellectuelle complète de Socrate. D’une part, l’auteur prend en compte d’autres sources de la pensée de Platon, comme Euclide qui inaugura l’idée que l’essence du Bien étant l’Un, le monde sensible, divers et changeant, est sans rapport substantiel avec le Bien. D’autre part, il soutient que Platon est nettement plus politique que Socrate, notamment parce qu’il a transcendé la seule maïeutique vers la dialectique : l’art de mener vers l’embrasement des divers aspects d’un problème donné dans une forme unique, ainsi que, dans le sens inverse, l’art de retrouver la multiplicité des aspects au-delà de toute unité.

Platon. Le Philosophe-roi d’Olivier Battistini, Ellipses, 2024, 504 p.

Fils d’un tailleur de pierre et de Phénarète, la maïeuticienne, Socrate, qui avait dès l’abord refusé tout recours à l’écriture, s’obséda à permettre aux gens autour de lui d’accoucher des idées à travers l’art de l’interrogation. Il alterna sans cesse entre son rôle de palabreur arpenteur des lieux et celui de gourou au milieu de ses disciples aristocratiques, et ce...
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