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Au fil de nos 100 ans - LOrientLeSiecle

Dans les coulisses de L'Orient-Le Jour (3/4) : Ces actionnaires qui vous veulent (vraiment) du bien

Au fil des décennies, les propriétaires du journal unifié vont tout faire pour garantir la sacro-sainte indépendance éditoriale. « Ce ne sont pas mes employés, ce sont des journalistes », lancera Michel Eddé à Rafic Hariri. 

Dans les coulisses de L'Orient-Le Jour (3/4) : Ces actionnaires qui vous veulent (vraiment) du bien

De gauche à droite et de haut en bas: Les plus grands actionnaires du journal selon les époques, Michel Eddé, Ghassan Tuéni, Pierre Pharaon, Pierre Eddé et Pierre Hélou. Illustration Jaimee Lee Haddad

« Je ne m’appelle pas Jean Prouvost ni Bloch-Dassault et mon nom ne rappelle pas davantage celui de Roy Thompson. En d’autres termes, je ne suis pas l’Argent gouvernant l’Intelligence. Ce que je suis ? Ce que je n’ai jamais cessé d’être : un travailleur du journalisme. »

4 mai 1971. Dans quelques semaines, L’Orient et Le Jour ne feront plus qu’un. Face à ses lecteurs inquiets de la fusion à venir, Georges Naccache se veut rassurant : il n’a rien d’un magnat de la presse et reste un défenseur acharné du fait et de la liberté d’expression. Alors, un mois avant la nouvelle formule tant annoncée, l’ancien directeur de L’Orient répète en une à tous ceux qui s’interrogent sur l’avenir des rapports entre le journal et le capital que rien ne sera compromis, « rien ne sera aliéné de ce qui est pour le public comme pour nous l’essentiel : l’information objective et la libre opinion ». « L’argent, si étonnant que cela puisse paraître, n’est pas venu, cette fois, pour asservir l’opinion et gouverner l’information, mais pour nous donner au contraire les moyens de rester libanais », écrit celui qui est désormais à la tête de cette hydre à deux têtes, jusqu’à sa mort un an plus tard.

« Je suis revenu à mes premières amours, au journal qui défendait mon père » 

Au début des années 1970, en proie à d’importantes dettes, le célèbre éditorialiste est contraint de vendre le titre cofondé avec son ami Gabriel Khabbaz en 1924 à son concurrent de toujours, Le Jour, créé en 1934 par le banquier et intellectuel, père de la Constitution, Michel Chiha. Après la mort de ce dernier en 1954, de riches familles alliées issues de la bourgeoisie chrétienne comme les el-Khoury, les Pharaon, les Eddé et les Hélou ont porté le journal, jusqu’à parvenir à supplanter le prestigieux L’Orient contre lequel ils s’opposent politiquement.

Dépassés les clivages et les rivalités politiques entre les deux titres – L’Orient représentant le Bloc national d’Émile Eddé, Le Jour celui du Destour de Béchara el-Khoury –, une seule grande « famille » constitue désormais l’ossature de L’Orient-Le Jour. Lorsque le second rachète L’Orient en 1970, l’un des principaux actionnaires, le ministre et banquier Pierre Eddé, dira d’ailleurs : « Je suis revenu à mes premières amours, au journal qui défendait mon père (l’ancien président Émile Eddé). »

L’OLJ, 100 % Libanais

Par ses mots, Naccache rassure sur les intentions de la direction. Mais c’est à travers les actes que, au fil des décennies, les propriétaires du journal unifié vont tout faire pour garantir la sacro-sainte indépendance éditoriale. En cent ans d’existence, la mémoire collective se souvient des éditorialistes, des rédacteurs, des polémistes et des reporters qui ont marqué de leur plume les colonnes des deux journaux. Sans eux, l’histoire ne se serait pas écrite. Mais ces derniers n’auraient rien pu faire sans le concours de ces hommes de l’ombre, actionnaires propriétaires de ce qui deviendra une véritable institution de la presse francophone libanaise. Mus par le même attachement à une certaine idée du Liban et à la francophonie, ils sont aussi conscients de la tribune que le journal leur offre.

Archives des 80 ans de « L’Orient-Le Jour ».

Car même s’ils ont pour la plupart gravité dans les sphères du pouvoir ou de l’opposition , ces mécènes influents ont fait obstacle aux pressions politiques ayant parfois cherché à museler la rédaction. Une posture résumée dans la réponse que le ministre de la Culture et de l’Enseignement supérieur Michel Eddé (entré au capital du Jour en 1965) donnera au président du Conseil de l’époque, Rafic Hariri, lorsque ce dernier se plaindra du traitement infligé par sa rédaction : « Ce ne sont pas mes employés, ce sont des journalistes », aurait rétorqué celui-ci.

De la fusion en 1971 jusqu’aux multiples crises actuelles, les actionnaires tiennent ce cap. Ils pallient les (nombreux) aléas et embûches rencontrés sans céder, contrairement à la plupart de ses concurrents, à la tentation des « valises pleines de cash » venant des pays du Golfe ou d’Iran. « Des Golfiques, mais aussi plusieurs politiciens, grands banquiers et hommes d’affaires libanais ont voulu entrer au capital du journal, mais l’actionnariat s’y est opposé », relate Michel Hélou, directeur exécutif dès 2015, qui quitte ses fonctions lorsqu’il entre en politique à l’automne 2021. Signe des temps qui changent, il est d’ailleurs le premier des actionnaires et directeurs à ne pas « cumuler » les casquettes, contrairement à ses prédécesseurs, de Georges Naccache à son grand-père Michel Eddé , en passant par Pierre Eddé et Ghassan Tuéni. Une façon d’éviter tout risque de conflit d’intérêts et, ainsi, de tirer les leçons des écarts du passé.

Pierre Pharaon, Pierre Hélou et Pierre Eddé. Photo d’archives L’OLJ

Retour en arrière. Lorsque Le Jour est racheté à Michel el-Khoury en 1963 par Tuéni, c’est essentiellement grâce à l’argent de trois hommes issus du même cercle socioculturel et cumulant les liens de parenté : les « trois Pierre » (Pharaon, Hélou et Eddé). Le premier est un homme d’affaires grec-catholique originaire de Beyrouth. Élu député en 1968, il sera notamment ministre dans le gouvernement de Rafic Hariri à la fin des années 1990. Le deuxième, Pierre Hélou, fils d’un riche homme d’affaires maronite et grand propriétaire terrien, a épousé la fille de Michel Chiha, Madeleine. Élu député de Aley en 1972 après avoir relevé le défi (amical) du zaïm du Chouf Kamal Joumblatt, qui avait lancé un jour que « la bourgeoisie libanaise n’osera jamais se salir les mains dans l’arène publique », il cofonde en 1974, avec son ami l’imam Moussa Sadr, le Mouvement des déshérités, bien avant que celui-ci ne devienne le mouvement Amal que nous connaissons aujourd’hui.

Le « scoop » de la banque Intra

Le troisième, Pierre Eddé, baigne déjà dans la politique à l’époque du rachat du journal. Frère du Amid du Bloc national Raymond Eddé, il est lui-même élu pour la première fois dans le Metn en 1951, avant d’occuper le poste de ministre des Finances en 1953 et en 1968. À l’époque du « lifting » du Jour, il est PDG de la Beirut Riyad Bank, mais aussi à la tête de l’Association des banques. Ce bourreau de travail et mondain jusqu’aux lueurs de l’aube vante allègrement les mérites de « la Suisse de l’Orient », sa finance rayonnante et son libéralisme à la télévision française. Lorsque les trois Pierre rachètent Le Jour – avec l’aide d’autres actionnaires minoritaires –, le titre est en perte de vitesse. Tout est à reconstruire, alors du sang neuf est injecté. Des étudiants venus de l’USJ sont embauchés et apprennent le métier auprès de Jean Chouéri, le directeur, et d’Édouard Saab, le rédacteur en chef et ancien de L’Orient. Malgré cette refonte complète, les lecteurs ne se bousculent pas aux kiosques. Le déficit financier s’agrandit tant et si bien que moins d’un an après le rachat, à la mi-1966, le titre menace de disparaître. Les journalistes en herbe sont priés d’aller chercher du travail ailleurs. Mais le « hasard » s’en mêle.

Le Jour est le seul journal, avec le Nahar, à sortir des scoops sur la Intra Bank

En septembre de la même année, le pays est confronté à une grave crise financière en raison de la chute de la plus grande banque du pays, l’Intra. Ce krach qui compromet les fondements d’un système qui s’est nourri durant des années du capitalisme financiarisé fait la manchette de toute la presse internationale. Or, Le Jour est le premier média à relater les fissures dans l’édifice de la plus prestigieuse banque de la place. Failles qui s’agrandissent à mesure que les rumeurs sur sa solidité et sa solvabilité se répandent, notamment dans la presse. Détenue par un riche homme d’affaires palestinien chrétien, Youssef Beidas, devenu extrêmement puissant, l’établissement et ses multiples satellites, comme le Casino du Liban, la MEA ou une grande entreprise de construction navale à La Ciotat, près de Marseille, suscitent les jalousies. Cette affaire, narrée dans Le Jour par le journaliste Amine Abou Khaled, est suivie comme un feuilleton par ses lecteurs, de plus en plus nombreux. Le succès est tel que le titre fait des ventes record qui finissent par le sauver. Un édito du 20 octobre 1966 s’en enorgueillit même, affirmant que Le Jour est le seul journal, avec le Nahar, à sortir des scoops. Taclant « le plus grand de (leurs) confrères (L’Orient) », il estime que ce dernier a « agi avec la docte lenteur des journalistes de 1900, en oubliant, tout simplement, qu’en 1968, un quotidien se ‘‘pense’’ et se fait autrement ».

Devant la Intra bank en octobre 1966. Photo d’archives L’OLJ

La thèse qui circulait à l’époque et aujourd’hui encore, sans qu’on puisse la valider à 100 % faute de témoignages probants, est la suivante : Le Jour a bénéficié d’informations que nul ne pouvait détenir. Le principal actionnaire du journal, Pierre Eddé, étant l’un des personnages les plus puissants sur la scène financière, il est suspecté d’avoir joué un rôle dans « l’investigation » menée par son journal sur l’Intra Bank. Dans une rare interview accordée au magazine brésilien Life en 1967, Youssef Beidas a accusé les banquiers libanais d’avoir ourdi contre lui un complot qui a entraîné sa faillite. Selon lui, Pierre Eddé, « le plus grand ennemi de l’Intra Bank », qui avait même appris à son perroquet à dire « À bas Beidas », aurait tout fait pour que la banque centrale libanaise refuse l’avance de 33 millions de dollars que M. Beidas, alors en voyage à l’étranger, avait demandée pour résoudre ses premières difficultés. A-t-il réellement été la cible d’une cabale liée à sa nationalité ? Nul ne peut l’affirmer aujourd’hui noir sur blanc.

« Tout l’inverse d’un homme froid »

Durant les décennies qui suivront, ce genre de conflit d’intérêts n’arrivera plus, les actionnaires mettant un point d’honneur à séparer leurs activités économiques et politiques de la rédaction éditoriale. Depuis la fusion en 1971, le journal bénéficie d’une période de prospérité, notamment grâce au boom pétrolier de 1973 et à sa situation de seul quotidien francophone au Liban et dans la région. Les recettes publicitaires sont au firmament. Malgré cette bonne santé, l’actionnariat, avec Pierre Eddé en tant que PDG, fait le choix toujours en vigueur aujourd’hui de ne pas toucher un seul jeton de présence aux conseils d’administration. Soutiens en coulisses, ils vont l’être durant les moments les plus durs de la guerre, en supportant psychologiquement et matériellement les journalistes. « Pierre Eddé passait pour un homme froid, alors que c’était tout l’inverse », relate Issa Goraieb. « Dès le début du conflit, sans même en parler, il avait contracté des assurances-vie pour tout le monde », raconte l’ancien rédacteur en chef de L’OLJ, aujourd’hui éditorialiste. Installé au Brésil, Pierre Eddé fait en sorte que les équipes ne manquent pas de fonds pour continuer leur travail dans les meilleures conditions possibles, en demandant à un ami banquier de couvrir les besoins, notamment les frais de logement des journalistes qui ne pouvaient plus passer de l’Est à l’Ouest de la « ligne verte » pour gagner les bureaux. Après avoir, comme l’économie du pays, tenu le coup jusqu’à fin 1983, le journal accumule les deux années suivantes des pertes totalisant 10 millions de livres libanaises (330 000 dollars). En 1985, l’injection de fonds permet de relever le capital qui passe de 3 à 9 millions de livres. La ténacité de Pierre Eddé et de Ghassan Tuéni, qui prend la suite cette année-là en tant que PDG, mais aussi et surtout le courage et l’abnégation des salariés, vont permettre à L’OLJ de surmonter quinze ans d’épreuves, dont certaines très douloureuses.

Michel Eddé, ancien ministre et PDG de « L’Orient-Le Jour ». Photo d’archives L’OLJ

1990. Le pays émerge doucement de sa torpeur. Le journal aussi. Le patron du Nahar demande à Michel Eddé de reprendre la main. Il hérite d’un journal au bord de la faillite, et d’équipes au bout du rouleau. Mais le défi n’effraie pas cet ancien avocat et homme d’affaires, entré en politique au milieu des années 1960. Ami intime et parent par alliance de Pierre Hélou, mais aussi proche des deux autres Pierre, cet érudit, passionné de géopolitique et amoureux de la presse, a côtoyé de près le fondateur du Jour et père de la Constitution durant sa jeunesse, au point d’en faire un père spirituel. « Tout ce que j’ai appris dans ma vie et tout ce que je sais, je le dois à Michel Chiha », dira-t-il à notre ancien rédacteur en chef Michel Touma (L’Orient-Le Jour, 100 ans ou presque ; 2014).

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La période d’après-guerre est aussi celle de la mainmise totale des autorités syriennes sur l’appareil étatique libanais. La censure et, plus encore, l’autocensure sont la règle pour la presse locale. Les journalistes doivent jongler habilement avec les mots. Michel Eddé, qui n’est pas connu pour son hostilité frontale à Damas et est apprécié dans les milieux du Hezbollah, sert en quelque sorte de paravent à la rédaction. Fidèle à ses idéaux de défenseur de la liberté de la presse, de la justice et de la démocratie, il ne se mêle pas des prises de position des rédacteurs, même si les sujets pouvant compromettre l’équilibre politique et confessionnel du pays sont une ligne rouge intériorisée par tous. « Michel Eddé n’était pas nécessairement d’accord avec la ligne éditoriale du journal. Il lui arrivait de le dire, mais il a toujours laissé faire », se remémore Nayla de Freige.

Actionnaire d’un nouveau genre

Il repousse aussi les tentatives de rachat de certains qui voient en ce journal un moyen d’influence politique important. Lors d’un énième Conseil des ministres au cours des années 1990, il constate qu’un chèque en blanc signé est posé devant sa place à la table ovale. En levant les yeux, il croise ceux du « tireur », un ministre influent, comprend et déchire en mille morceaux le papier. Les journalistes se souviennent d’un personnage plein d’humour, d’une culture incroyable, qu’ils considèrent comme « le père de tous ». Mais cette philosophie de gestion quasi familiale de l’entreprise a aussi ses défauts. « C’était un peu géré comme le Liban », sous-entendent certains. Le journal perd peu à peu de sa superbe et tombe sous le feu des critiques. « Journal des tantes d’Achrafieh », « Journal de mauvaise qualité ou truffé de dépêches » deviennent des reproches récurrents.

Nayla de Freige et Michel Eddé. Photo d’archives N.D.F

Malgré les périodes de faste avec le retour de la publicité, le journal ne parvient pas à trouver son équilibre. En 2002, une femme va entrer pour la première fois au conseil d’administration. Face aux mastodontes et à la stature de Michel Eddé, Nayla de Freige, fille de Pierre Pharaon, est « impressionnée » mais déterminée à redresser la barre. C’est l’époque de licenciements et de coupes dans les budgets, tant et si bien qu’on finit par la surnommer « madame cost killer », à la manière de Carlos Ghosn.

« Il fallait instaurer une culture un peu plus entrepreneuriale. Ce n’était pas facile de changer les mentalités », se souvient cette dernière, qui avait suscité une hostilité de la part de certains employés. Une nouvelle vision budgétaire qui entraînera bientôt dans son sillage des innovations rédactionnelles liées au renouveau générationnel du journal.


Bibliographie:

Archives L'Orient-Le Jour

L'Orient-Le Jour, 100 ans, ou presque, Michel Touma (2014)




« Je ne m’appelle pas Jean Prouvost ni Bloch-Dassault et mon nom ne rappelle pas davantage celui de Roy Thompson. En d’autres termes, je ne suis pas l’Argent gouvernant l’Intelligence. Ce que je suis ? Ce que je n’ai jamais cessé d’être : un travailleur du journalisme. »4 mai 1971. Dans quelques semaines, L’Orient et Le Jour ne feront plus qu’un. Face à ses lecteurs inquiets...
commentaires (1)

Il existe probablement d'autres journaux politiquement indépendants au Liban (inconnus de moi-même).

Céleste

09 h 13, le 22 août 2024

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Commentaires (1)

  • Il existe probablement d'autres journaux politiquement indépendants au Liban (inconnus de moi-même).

    Céleste

    09 h 13, le 22 août 2024

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