
Dans un long article de L’Orient littéraire du 4 novembre 1961, Jabra Ibrahim Jabra s’interrogeait sur les besoins qui poussent à écrire ou à ne pas écrire, et sur la nécessité d’une littérature romanesque dans un monde arabe en pleine mutation. Son propos partait d’un constat localisé dans le temps et questionnait l’absence, au milieu du siècle dernier, de romans arabes de grand calibre, alors que tout, et notamment la situation sociale complexe du Moyen-Orient aurait dû en toute logique permettre leur émergence. Jabra considérerait que les temps de crises et de grands conflits sont toujours propices à l’éclosion d’œuvres littéraires inoubliables et se demandait pourquoi cette règle ne semblait pas s’appliquer à la création romanesque locale, qui à ce moment demeurait en effet assez timide.
Depuis, bien sûr, la situation a changé. Les littératures romanesques libanaise et arabe se sont considérablement développées. Conformément au vœu de Jabra, elles mettent précisément en scène le devenir catastrophique de la région et de ses peuples. Et je crois donc que la question qui devrait être posée aujourd’hui est autre. Alors que le monde arabe vit des crises multiples, des horreurs liées aux dictatures et à leur violence, des désastres sociaux, économiques et écologiques, et offre ainsi, comme le souhaitait Jabra, des sujets terriblement romanesques aux écrivains, ce qu’il faudrait se demander, ce serait plutôt à quoi sert la littérature, à quoi sert de produire des textes alors qu’apparemment les priorités sont ailleurs. Et surtout quel impact a encore la littérature sur le devenir des humains en lutte pour leur existence.
Or cette question revient toujours à s’interroger sur les raisons d’être de la littérature et sur sa finalité depuis qu’elle existe. Si l’on ne peut nier l’efficacité de certains textes littéraires dans ce que l’on appelle communément l’évasion ou la quête de sensations, et s’il est indubitable que la littérature, à l’instar de la musique, de la peinture ou de l’art en général, procure plaisir et émotions esthétiques, il reste que ses fonctions sont autres, et elles sont nombreuses. La littérature est essentielle dans la constitution de l’imaginaire humain et la mise en ordre du monde, afin de rendre ce dernier habitable. Elle a aussi longtemps servi aux peuples à se définir et à fixer leur identité, ce qui aura conduit, pour le meilleur et parfois pour le pire, à l’élaboration des imaginaires nationaux qui ont accompagné durant des siècles la formation des nations modernes. Mais bien au-delà de tout cela, et si l’on convient que l’homme est toujours face au monde dans une posture interrogative, la littérature est le lieu privilégié où se formulent ses questionnements. Il n’est pas une œuvre littéraire qui ne pose l’énigme de notre présence sur terre, qui ne tente de répondre aux problèmes de notre condition humaine, sociale et individuelle ou qui ne cherche à relire et à réinterpréter le passé ou la marche opaque et erratique de l’Histoire.
Il semble du coup naturel que, dans les moments de paroxysme historique durant lesquels nous nous trouvons confrontés au mal et à la violence, le besoin d’écrire apparaisse davantage encore comme une nécessité absolue. Pour témoigner, certes, mais aussi pour résister, pour donner la preuve indispensable que notre humanité n’est pas réduite par la brutalité des faits et par leur irrationalité. Affronter par l’écriture les calamités de l’Histoire ou ce que la nature nous fait subir, c’est donc s’offrir les moyens de « tenir le coup ». Mais pas seulement. Par l’acte de scruter, de décrire et d’interroger l’horreur à quoi nous sommes confrontés, une distance se crée qui nous dégage du carcan terrible des événements. Cela nous permet de canaliser les émotions ou les angoisses que génèrent les moments de traumas. Mais encore davantage, cela nous permet de recréer le lien perdu avec le sens. Questionner les événements sous forme de récit, de fiction vive ou de poésie, autrement dit faire œuvre littéraire, ce n’est rien d’autre qu’une manière de sauver l’ordre du monde face à ce qui le détruit ou le rend incompréhensible, de retrouver les significations que notre humanité lui a conféré au fil du temps et que la violence nous a fait perdre de vue, ou d’en inaugurer de nouvelles. Ce faisant, en tant qu’écrivains aussi bien qu’en tant que lecteurs – parce que ce geste d’écrire au milieu du chaos n’est valable que s’il est accompli aussi pour l’autre – la littérature nous rend notre pouvoir sur le monde et sur notre destin.
Question(S) absurde : pourquoi écrire ? En quelle langue ? Une question à l’adresse d’un ’éditeur : pourquoi publier tel ou tel livre ? Tu m’as écris un texto ? Pour te dire que j’ai un petit cadeau pour toi. Ah ! Il y a toujours une raison qui m’échappe, mais il y a une raison. La photographie est une écriture, mais peu de gens le savent. Alors pourquoi fait-on une photo, un autoportrait, un selfie ? Pour se mettre en scène, sans doute. Les ambiguïtés d’une statue, alors que le sculpteur évoque plusieurs raisons… Picasso peignait en quelle langue ? Sa propre langue…Et pourquoi à Paris ?
15 h 55, le 28 juillet 2024