« Nous sommes tous avec toi, Ghada Aoun ! » scandent plusieurs dizaines de manifestants à l’adresse de la procureure d’appel du Mont-Liban, à sa sortie du Palais de justice de Beyrouth, lundi à 15h 30, après l’heure prévue par le Conseil supérieur de discipline (CSD) pour l’auditionner. L’audience a été reportée, le quorum n'ayant pas été atteint en raison de l’absence de deux magistrats proches du camp aouniste, pour lequel la magistrate a elle aussi des sympathies.
Le sit-in auquel ont participé notamment des déposants et des représentants d’associations de défense de leurs droits intervient quatre jours après que le procureur général près la Cour de cassation, Jamal Hajjar, a interdit à la police judiciaire de se conformer aux instructions de la magistrate, mettant pratiquement cette dernière à l’écart de ses fonctions judiciaires. Il avait auparavant enjoint à Ghada Aoun de lui communiquer les dossiers financiers et bancaires traités, mais elle n’avait obtempéré que pour l’un d’entre eux.
« Le chef du parquet a pris une décision illégale », a martelé la magistrate. « Il peut me donner des orientations, mais n’a pas le pouvoir de prendre des sanctions contre moi », a-t-elle ajouté. « Je fais assumer au ministre sortant de la Justice, Henri Khoury, la responsabilité de mettre fin à un tel acte du procureur, a poursuivi Ghada Aoun, déclarant, en réponse à une question de L’Orient-Le Jour, souhaiter que M. Khoury agisse en ce sens, d’autant qu’il a fait part, il y a quelques jours, de sa volonté de trouver une solution au différend qui l’oppose au procureur général Hajjar. « Ou on veut un État de droit ou une ferme », a-t-elle lâché.
« Qui s’occupera d’Optimum ? »
Présent sur place, un député du Courant patriotique libre (CPL), Salim Aoun, a dit craindre, via L’OLJ, que les mesures prises par le procureur « dissuadent d’autres magistrats de travailler selon leur conscience et de dépasser les lignes rouges que constituent les poursuites contre l’ex-gouverneur de la Banque du Liban (Riad Salamé) et des responsables d’établissements bancaires ». Ghada Aoun avait engagé des poursuites contre M. Salamé, ordonné l’arrestation de son frère Raja, en mars 2022, et ciblé plusieurs banques, frappant leurs PDG d'une interdiction de voyager et de disposer de leurs biens. Plus récemment, elle s'occupe du dossier d’une société financière libanaise, Optimum Invest, soupçonnée de transactions financières présumées suspectes, dans lesquelles plusieurs milliards de dollars de commissions auraient été versés. « Qui s’occuperait de l’affaire Optimum si Ghada Aoun n’y a plus sa mainmise ? » s’inquiète le député homonyme, rétorquant à ceux qui accusent la magistrate d’être « sélective » dans l’ouverture de dossiers : « Que ses confrères fassent aussi leur travail ! »
La procureure a assuré à L’OLJ qu’elle compte bien poursuivre le traitement de ses dossiers, et ce même si elle ne peut plus livrer des mandats de recherche contre des présumés suspects. Elle continuera ses enquêtes, notamment en recourant à des experts, a-t-elle indiqué, soulignant qu’elle assure ses permanences à son bureau du Palais de justice de Baabda.
Jeudi, il s’agissait de la sixième audience organisée par le Conseil supérieur de discipline (CSD), saisi en mai 2023 par la procureure elle-même pour contester une décision de la destituer prise à cette période par le Conseil disciplinaire des magistrats, notamment pour violation de l’obligation de réserve et refus de répondre aux convocations du procureur de cassation.
Dès la première séance tenue le 22 mars 2024 par le CSD, la magistrate avait toutefois présenté un recours en dessaisissement de son président Souheil Abboud (également président du Conseil supérieur de la magistrature) pour une « rivalité » entre eux. La procureure avait également présenté son recours en dessaisissement devant le CSM, qui s’était aussitôt déclaré incompétent pour l’examiner. Elle s’était alors adressée au Conseil d’État (CE) pour annuler cette décision, qu’elle considère comme administrative et non judiciaire, et donc relevant de la compétence du CE. Elle avait également présenté contre le juge Abboud une action en responsabilité de l’État devant l’Assemblée plénière de la Cour de cassation. Sauf que celle-ci ne peut pas siéger, faute d’un quorum perdu il y a plus de deux ans.
La première audience du CSD avait été suivie d’autres séances les 15 et 29 avril, ainsi que les 17 et 27 mai. Toutes ont été ajournées en raison soit d’une non-comparution de la magistrate, soit d’une absence des membres aounistes de l’instance. « Tant que la mainmise du juge Abboud sur l’affaire de la destitution n’est pas ôtée, les audiences seront torpillées », promet un manifestant.