Ils s’appellent Almog Meir Jan, Andrey Kozlov, Shlomi Ziv et Noa Argamni. La plupart ont la vingtaine. L’un la petite quarantaine. Tous ont été capturés sur le site du festival de musique electro Nova lors de l’attaque sanglante menée le 7 octobre par le Hamas et d’autres groupes armés palestiniens en Israël. Tous ont été libérés samedi dernier au cours d’une offensive israélienne menée contre le camp de Nuseirat, située au centre de la bande de Gaza. Ils s’appellent Almog, Andrey, Shlomi et Noa. Ils sont juifs israéliens. Ils ont des noms et des visages. Des familles, des amis, des hobbies. Comme tous les êtres humains, ils peuvent éprouver une gamme d’émotions : la tristesse, la peur, la joie, le soulagement. Comme la plupart des êtres humains, ils aiment leurs parents. Leurs parents les aiment. Comme tous les êtres humains, ils sont heureux de les retrouver après avoir pensé qu’ils ne les reverraient plus jamais. Les médias occidentaux évoquent des histoires particulières qui peuvent prétendre à l’universel : chacun doit pouvoir se retrouver en eux car ils représentent l’humanité. Ils s’appellent Almog, Andrey, Shlomi et Noa. Ils auraient pu être libérés dans le cadre d’un accord entre Israël et le Hamas. Mais Netanyahu et les siens en ont voulu autrement.
274 : c’est, selon le ministère de la Santé de Gaza, le nombre de Palestiniens, la plupart des civils, tués par l’armée de l'État hébreu samedi lors des bombardements effrénés contre le camp de Nuseirat. Si l’on s’en tient à ces chiffres, la vie d’un Israélien vaut donc 68, 5 vies palestiniennes. Pas besoin d’arrondir. Les Palestiniens sont habitués au morcellement. Celui de leurs espaces, de leur corps national, de leurs corps tout court. Ils peuvent avoir des visages, mais ils restent anonymes. Des silhouettes hurlantes ou hagardes à la recherche des leurs déchiquetés sous les décombres. Des dommages collatéraux sans nom. Leurs passions, leurs rêves, leurs espoirs … on n’en saura rien car ils ne sont rien. Les charniers d’enfants n’ont pas la même odeur selon l’identité du tueur. La douleur n’est pas la même selon la nationalité de la victime.
Après l’annonce de la libération des quatre otages, l’Etat hébreu a plongé dans l’euphorie. « Nous continuerons d'agir avec détermination et force, conformément à notre droit de légitime défense », a déclaré le ministre des Affaires étrangères Israel Katz, en référence au 120 captifs toujours retenus dans l’enclave palestinienne. Le président américain Joe Biden a salué l'opération de sauvetage sans commenter le massacre de Palestiniens. Idem du côté du président français Emmanuel Macron et du Premier ministre britannique Rishi Sunak.
Ce silence n’est pas surprenant. Il s’explique d’abord par une identification claire d’une grande partie des classes politiques et médiatiques occidentales à Israël. Une réalité qui précède le 7 octobre mais qui s’est renforcée dans son sillage. Un constat qui touche à la fois des extrêmes droites ravies de retrouver dans l’Etat hébreu le laboratoire de l’avenir qu’elles envisagent pour l’Occident - un espace où « l’Autre » que l’on a autrefois colonisé reste un indigène à mater - et des courants libéraux « bon teint » qui perçoivent Israël comme le pays sorti de leurs entrailles, le gardien de la civilisation et des Lumières dans une région arabophone jugée obscurantiste et arriérée. A quoi s’ajoutent, bien sûr, les meurtrissures nées des attaques jihadistes menées par l’Etat islamique contre des civils dans plusieurs pays européens, à commencer par la France. Nombre de citoyens lambdas se reconnaissent ainsi dans les victimes des massacres commis le 7 octobre parce qu’ils pensent qu’ils peuvent être tués de cette façon. Peu importe que les contextes n’aient rien à voir et que le Hamas et l’EI répondent à des logiques différentes. En revanche, ces mêmes Européens lambdas savent qu’ils ne mourront jamais dans des bombardements, qu’ils ne vivront jamais de sièges, qu’ils n’auront pas à subir l’arbitraire d’un système carcéral colonial. Or l’on a souvent tendance à croire que ce qui nous touche est plus grave que ce qui touche autrui. Parfois à penser que ce que l’on ne subit pas n’existe pas.
Les vies qui ne comptent pas
Dans le monde de Biden, de Macron et de Sunak, la violence des colonisés ne s’explique pas. Elle est culturelle. Elle est pathologique. En revanche, la violence des colonisateurs a des causes rationnelles. Des objectifs spécifiques. Et ceux qui y ont recours le font à contre-coeur, parce qu’ils n’ont pas d’autres choix. Qu’Israël massacre des centaines de civils pour libérer quatre otages retenus dans l’enclave palestinienne, c’est, finalement, un mal pour un bien. Que le Hamas massacre des centaines de civils pour libérer les milliers de prisonniers politiques qui croupissent dans les geôles de l'occupant, c’est une ignominie. Du point de vue occidental dominant, il est impensable de mettre sur un pied d’égalité les otages israéliens et les prisonniers politiques palestiniens. Derrière cette incompréhension, un préjugé tenace relatif à la nature du régime sioniste. Dans l’esprit de Washington, de Paris et de Londres, Israël est un État de droit. Son système judiciaire est peut-être imparfait, mais il n’est pas arbitraire. Il n’est pas régi par la cruauté des États totalitaires ou même autoritaires. Pourtant, l’enfer carcéral israélien structure la vie des Palestiniens. Depuis 1967, près de 40% des hommes palestiniens sont passés à un moment ou à un autre par la case prison. Dans les tribunaux militaires, ce sont les aveux qui font la preuve. Mais ils sont obtenus sans procès équitable et par le biais de moyens de pression importants sur les accusés. Sans compter le caractère systématique des mauvais traitements. Quoi qu’en pensent ses alliés libéraux, Israël est animé par la même logique que ses voisins régionaux : les peuples arabes ne comprennent que la force. Il faut les contrôler, les écraser et tuer leur devenir révolutionnaire. La prison permet ainsi d’empêcher toute alternative politique à ses affidés au sein de l’Autorité palestinienne - des collabos aux yeux de nombreux Palestiniens - ainsi qu’au Hamas.
L’histoire qui s’écrit actuellement à Gaza parle de vies. De celles qui comptent et de celles qui ne comptent pas. Le jusqu'au boutisme de Netanyahu fait le récit du sionisme tel qu’il a toujours été éprouvé par Palestiniens, quoique sa brutalité atteigne aujourd'hui des sommets inégalés : pour que les uns se sentent en sécurité, les autres doivent sentir chaque jour le souffle de l’occupation et de la colonisation sur leur nuque. Pour que vivent les uns, les autres doivent mourir.
On ne peut pas comparer ce qui n'est pas comparables, même si c'est l'argument évoqué par les pro-israéliens ou les ignorants. Certes, toutes les guerres sont affreuses, mais la guerre en Palestine n'est pas une guerre civile, ni une guerre d'un pays qui en attaque un autre. C'est l'affrontement d'un peuple injustement délogé de chez lui contre celui qui l'a chassé de ses terres pour s'installer à sa place.
20 h 09, le 11 juin 2024