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Une piètre plaisanterie

Une piètre plaisanterie

D.R.

C’est un livre que tout Libanais devrait lire – ainsi que toute personne qui s’intéresse de près ou de loin à ce pays. C’est un livre qui devrait servir de manuel d’éducation civique dans tous nos établissements scolaires. C’est enfin un livre qui, lors de sa publication il y a quelques mois, aurait dû provoquer un petit scandale  ; mais il est passé presque inaperçu. Son titre promet beaucoup et tient toutes ses promesses : Mémoires d’un policier libanais (Mouzakkarāt shorti loubnāni) de Fawzi Zebian est une relation détaillée de ce que l’auteur a pu observer durant ses dix-neuf années de service au sein des Forces de sécurité intérieure (FSI).

Nous savons tous ce qu’est une institution policière dans un pays arabe (corruption généralisée, pots-de-vin, tabassage des détenus, incompétence, inféodation totale au pouvoir politique, etc.), mais nous ne le savons que d’une manière générale, presque abstraite, et souvent par ouï-dire  ; or les présents mémoires nous fournissent – chose très rare – un témoignage direct, minutieux et sans concession sur le fonctionnement d’une telle institution. Mais ce qui est encore plus rare, voire inédit, c’est que l’auteur de pareils mémoires soit un écrivain à part entière – en l’occurrence un romancier – et non un simple ex-policier désirant éclairer ses concitoyens. Il s’agit donc d’une œuvre littéraire au sens plein du terme, qui, en dévoilant les rouages de ce microcosme insolite et grotesque que sont les FSI, brosse, pour ainsi dire, le portrait de la société libanaise.

Un portrait à la fois réaliste et caricatural, et d’autant plus caricatural qu’il est réaliste. Tout au long du livre, Fawzi Zebian ne fait que relater, avec un humour tantôt noir et corrosif, tantôt gai et plein de tendresse, des anecdotes à peine croyables tant elles sont loufoques, et dont il fut acteur ou témoin  ; or, qu’elles se rapportent au sectarisme confessionnel, à la corruption endémique, à l’occupation syrienne, à la mainmise du Hezbollah sur le pays, au dysfonctionnement fabuleux et à l’incompétence prodigieuse des institutions étatiques, ou bien à ce je-m’en-foutisme typiquement libanais, ces anecdotes hilarantes et saugrenues se révèlent n’être qu’un simple grossissement de ce que chacun de nous peut observer quotidiennement, à chaque fois qu’il sort de chez lui.

N’étant point moralisateur, Fawzi Zebian se contente de nous raconter ce qu’il a vécu, sans guère chercher à en tirer des leçons, ce à quoi bien d’écrivains médiocres n’auraient pu résister. Il n’en reste pas moins que ses nombreuses années de service lui ont appris une leçon, peut-être la seule, qu’il nous livre vers la fin de son ouvrage : « le tréfonds de la vie réside à sa surface »  ; mais, poursuit-il en radicalisant le paradoxe, cette surface doit être éclairée et rendue visible, sinon elle demeure inaperçue. Autrement dit, il faut laisser les choses se montrer d’elles-mêmes, sans les forcer à prendre telle ou telle signification  ; et, pour cela, il suffit simplement d’ouvrir les yeux, de savoir bien regarder. C’est là, en quelques mots, toute l’esthétique de ces mémoires.

En effet, tout dans ce livre semble extrêmement simple : nulle narration suivie, mais une collection d’anecdotes apparemment décousues  ; un style qui, par le vocabulaire et la syntaxe, mime le Libanais dialectal sans toutefois s’y confondre  ; un regard, celui de l’auteur-narrateur, qui donne souvent l’impression d’être naïf, au sens où il ne cherche pas à scruter l’envers des choses, mais se borne à enregistrer ce que tout œil peut voir. Et pourtant, tout est dit malgré cette très grande simplicité ou plutôt à cause d’elle, à savoir : ce que sont les Forces de sécurité intérieure, et ce qu’est le Liban – chose que nous savons tous : une plaisanterie, une bien piètre plaisanterie.

Mouzakkarāt shorti loubnāni (Mémoires d’un policier libanais) de Fawzi Zebian, Al-Mutawassit, 2024, 408 p.

C’est un livre que tout Libanais devrait lire – ainsi que toute personne qui s’intéresse de près ou de loin à ce pays. C’est un livre qui devrait servir de manuel d’éducation civique dans tous nos établissements scolaires. C’est enfin un livre qui, lors de sa publication il y a quelques mois, aurait dû provoquer un petit scandale  ; mais il est passé presque inaperçu....
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