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Société - Rencontre

De Beyrouth à Gaza, une vie de famille faite de deuil et d'exil

Saada Ghattas est une réfugiée palestinienne chrétienne du camp de Dbayé. Elle raconte la vie de ses proches Nahida Boulos et Samar Antoun, tuées le 16 décembre dernier alors qu’elles étaient réfugiées dans la paroisse de la Sainte-Famille dans la bande de Gaza.

De Beyrouth à Gaza, une vie de famille faite de deuil et d'exil

Saada Ghattas, une réfugiée palestinienne au Liban, montrant une photo de ses proches Nahida et Samar Antoun, tuées à Gaza le 16 décembre 2023. Photo João Sousa

« Je vais tout vous raconter... »

Les yeux embués, Saada Ghattas se reprend tant bien que mal. Dans sa supérette située dans le camp de réfugiés palestiniens de Dbayé (Metn), la commerçante s’apprête à narrer l’histoire de sa tante Nahida Antoun, née Boulos, la soixantaine, et de sa cousine Samar Antoun, la quarantaine, tuées le 16 décembre dernier par des snipers israéliens au cœur de la paroisse de la Sainte-Famille, dans la bande de Gaza, selon un communiqué du patriarcat latin de Jérusalem publié le lendemain. L’armée israélienne, elle, a rapidement nié les faits, affirmant qu’il n’y avait pas de combats dans cette zone.  

Alors que la guerre fait rage dans la bande de Gaza, leur mort retentit à l’international, au point que le lendemain, le 17 décembre, à l’issue de l’Angélus, le pape François y fait référence, dénonçant le « ciblage » de civils non armés. « Une mère, Mme Nahida Khalil Antoun, et sa fille Samar Kamal Antoun ont été tuées et d’autres personnes ont été blessées par les tirs alors qu’elles allaient aux toilettes... (...) Certains disent : “C’est du terrorisme et une guerre.” Oui, c’est la guerre, c’est le terrorisme. » 

Saada Ghattas dans le camp de réfugiés de Dbayé. Photo João Sousa

Depuis le 7 octobre, Saada vit avec la boule au ventre. Cent jours à attendre des nouvelles d’une vingtaine d’autres proches, dont certains sont toujours réfugiés dans cette église. Cent nuits passées à se rassurer sur le fait qu’ils sont encore en vie, avant de se dire qu’« ils ne le seront peut-être plus » demain. « Qu’est-ce qui empêcherait qu’ils soient tués ? De jour en jour, émotionnellement, ça s’aggrave… Nous savons que cette guerre sera longue », lâche-t-elle. Puis, essuyant ses larmes, Saada reprend son récit. En racontant les vies de Nahida et de Samar, elle retrace aussi, à travers elles, l’histoire des Palestiniens dans la région : celle d’un exil sans fin.

De Dbayé à Sanaa

Les premières pages de la vie de Nahida s’écrivent dans le camp de réfugiés palestiniens de Dbayé, construit par l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine (Unrwa) en 1953. C’est là que ses parents se sont installés après avoir fui leur village d’al-Bassa, lors de la Nakba (1948), avec une majorité de chrétiens venant de la même localité et de celle de Kfar Berem, toutes deux près de la frontière avec le Liban.

Mariée à un combattant de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), Nahida donne vie à Samar, qui deviendra l’aînée d’une fratrie de 6 enfants. Mais, deux ans avant que la guerre civile ne ravage le pays du Cèdre, en mai 1973, des affrontements meurtriers entre les Fedayine et l’armée libanaise les forcent à quitter Dbayé. Le couple ainsi que la famille de son époux s’installent alors à Hamra, y demeurant près d’une décennie, jusqu’à l’été 1982 où tout bascule. 

L’opération « Paix en Galilée » est lancée. Israël envahit le Liban. À la mi-juin, l’État hébreu contrôle la moitié du pays et assiège Beyrouth-Ouest, contrôlé en grande partie par l’OLP. Objectif affiché : venir à bout de l’organisation et de son chef Yasser Arafat. « Contrairement aux autres membres de la famille, je vivais alors chez un oncle, à Sanayeh, dans l’immeuble Acar. Mon père, qui était un lieutenant de l’OLP, m’y avait envoyée, pensant que le lieu était plus sûr car l’organisation n’y avaient pas de bureau », note Saada.

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Le bombardement de l’immeuble Acar, un crime oublié

Le 6 août 1982, elle se réveille au son de « raids aériens israéliens ». « J’ai pris peur, je n’étais qu’une enfant, et j’ai demandé à rejoindre mes parents », se rappelle-t-elle. Une fois arrivée chez ses parents, elle demande à son père d’aller chercher ses affaires chez elle. Elle ne le reverra plus. L’immeuble Acar est bombardé : Yasser Arafat, qui s’y trouvait quelques minutes plus tôt, selon des témoins de l’époque, échappe de justesse à la mort. Le père de Saada, lui, est tué. « Après sa mort, nous avons décidé de partir », poursuit-elle. À la mi-août, un accord négocié par l’émissaire américain Philip Habib                                                                   permet l’évacuation de combattants et responsables palestiniens vers la Tunisie, l’Algérie, l’Égypte, l’Irak, la Jordanie, le Soudan, la Syrie et le Yémen. Pour les familles de Saada et de Nahida, ce sera cette dernière option. 

L’église catholique de la Sainte-Famille à Gaza en 2020. Photo Mahmoud Hams/AFP

« Nous sommes partis sans rien. Il nous aura fallu 19 jours pour arriver à Sanaa, raconte Saada. Nahida, comme tout le monde, était une résistante. Nous étions tous très proches et prenions soin les uns des autres. » Mais, en 1985, leur exil est troublé par de sombres accusations aux relents communautaires : « Ma grand-mère voulait partir car nous étions accusés d’être des espions au service des Kataëb. Nous avons rencontré Abou Ammar (surnom de Yasser Arafat, NDLR) avec ma mère et ma grand-mère. C’était une femme forte et elle n’a pas hésité à lui dire : « Après tout ce que nous avons sacrifié, c’est comme ça que nous sommes traitées ? ! » raconte Saada. Et lorsque, enfin sa grand-mère lui demanda : « Où pouvons-nous aller ? », le leader palestinien aurait simplement rétorqué : « Vous êtes ceux de 1948, ceux qui sont venus au Liban… » Suggérant que c’est là qu’était leur place. Il était temps de rentrer…

Direction Gaza

Les trois femmes quittent le Yémen la même année en passant par la Syrie et se réinstallent à Dbayé. Nahida, ses enfants et les oncles de Saada y resteront encore une décennie… avant de fouler les terres de Gaza. Car, après plus de deux décennies d’exil, en 1994, Yasser Arafat revient en territoires palestiniens, suite à la cérémonie des accords d’Oslo, puis ceux de Gaza-Jéricho. « Ils sont rentrés avec lui et se sont installés à Gaza », dit Saada, sourire aux lèvres.

Là-bas, la famille de Nahida refait sa vie. « C’était difficile au départ à cause de leur confession chrétienne, mais, avec le temps, ils ont fait la connaissance de prêtres et se sont intégrés. » Les enfants de Nahida se marient et fondent leur propre famille. « Samar était célibataire. Ils avaient une belle vie, vivaient dans des tours. Gaza était plus avancée que le Liban. Ils étaient chez eux… et nous, nous les avons enviés », admet Saada.

Jamais Nahida et ses proches n’ont eu à fuir les combats durant les guerres qui ont frappé la bande de Gaza depuis leur retour : la guerre fratricide en 2007 entre le Hamas et le Fateh ou les cinq offensives israéliennes successives contre l’enclave entre 2008-2009 et 2021. « Mon oncle était devenu neutre. Toute la famille s’était retirée de la politique. Le Hamas ne s’approchait pas d’eux », avance Saada, faisant référence à la prise de pouvoir par le mouvement islamiste en 2007.

Vue sur le camp de réfugiés palestiniens de Dbayé. Photo João Sousa

Puis vient le 7 octobre 2023. « Ce jour-là, je pensais que la Palestine allait être libérée », lâche Saada. Mais dès le lendemain de l’attaque du Hamas contre Israël, la famille fuit le domicile, situé dans le quartier de Tel el-Hawa, dans le sud de la bande de Gaza, et se réfugie dans l’église de la Sainte-Famille, où Samar est volontaire auprès d’handicapés. Des centaines de déplacés affluent. À Dbayé, Saada ne lâche plus son téléphone. Chaque matin, elle envoie ce même message sur le groupe WhatsApp partagé par toute la famille : « Bonjour. Ceux à Gaza, donnez de vos nouvelles. »

Souvent, la réponse se fait attendre. Faute de connexion internet, d’électricité ou autre… C’est son cousin Issa, lui aussi réfugié dans l’église, qui a endossé le rôle du « messager » : « Il nous disait de ne pas nous inquiéter. Nous les pensions en sécurité au sein de la paroisse, qui avait été signalée comme lieu de culte », explique Saada. « Nous devinions le danger à travers le ton de sa voix. Parfois, il blaguait ou me dédicaçait des bombardements. » Mais plus les semaines passent, plus sa voix le trahit : les frappes se rapprochent. Près de l’église, des cadavres gisent à même le sol. « Nahida craignait pour ses enfants. La peur a pris le dessus. »

« Au moins nous avons pu les enterrer »

Le 16 décembre, vers midi, Nahida se dirige vers les toilettes quand une balle lui traverse le ventre. Au sol, elle se met à hurler. Samar accourt pour l’aider. Elle reçoit une balle dans la tête. « Elle est morte sur le coup. Nahida, elle, s’est vidée de son sang. C’est ce que Issa nous a raconté », relate Saada.

Sept autres membres de la famille ont été blessés ce jour-là. Près d’un mois plus tard, certains attendent toujours de recevoir des soins. Deux doivent être opérés, « mais il y a tellement de cas graves qu’ils n’ont pas la priorité ».

Aujourd’hui, une vingtaine de ses proches sont toujours réfugiés dans l’église. Les joindre devient de plus en plus compliqué. « On ne sait plus quoi leur dire. C’est eux qui nous donnent de la force, alors que ça devrait être l’inverse. Mon oncle, le mari de Nahida, m’a dit : « Dieu les voulait, au moins nous avons pu les enterrer, contrairement à d’autres. »

« Je vais tout vous raconter... »Les yeux embués, Saada Ghattas se reprend tant bien que mal. Dans sa supérette située dans le camp de réfugiés palestiniens de Dbayé (Metn), la commerçante s’apprête à narrer l’histoire de sa tante Nahida Antoun, née Boulos, la soixantaine, et de sa cousine Samar Antoun, la quarantaine, tuées le 16 décembre dernier par des snipers...

commentaires (4)

Le calvaire du peuple palestinien !

Maya B.

09 h 06, le 18 janvier 2024

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Commentaires (4)

  • Le calvaire du peuple palestinien !

    Maya B.

    09 h 06, le 18 janvier 2024

  • Merci pour ce reportage. Elles ont donc été visées intentionnellement par les Israéliens, qui disent se battre contre le Hamas!! Des CRIMINELS ET MENTEURS!!!

    Hélène SOMMA

    03 h 10, le 16 janvier 2024

  • Mon Dieu quelle histoire

    Eleni Caridopoulou

    17 h 03, le 15 janvier 2024

  • Merci pour l'article et pour avoir rendu ces personnes moins anonymes.

    Amélie Tig

    21 h 58, le 14 janvier 2024

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