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Économie - Focus

Le Loto fait-il encore rêver les Libanais ?

Gagner au Loto a longtemps été synonyme d’un changement de vie radical. Quatre ans après le début de l’effondrement économique et la dépréciation de la livre, un tel scénario est-il encore prégnant ?

Le Loto fait-il encore rêver les Libanais ?

Le 18 décembre, le jackpot de 50 milliards de livres libanaises a été remporté. Photo Mohammad Yassine

« Eza mich l-tanen, l-khamis ». Ce slogan de La Libanaise des Jeux (LLDJ) fait rêver les Libanais depuis 10 ans : « Si vous ne gagnez pas (au loto) le lundi, vous gagnerez jeudi ! » C’est pourtant un lundi, le 18 décembre dernier, que deux chanceux se sont départagés le plus gros jackpot jamais remporté au Liban : plus de 50 milliards de livres. Une somme certes, mais dont la valeur réelle n’a cessé de fondre dans un Liban en crise depuis 2019. Car si le gros lot valait auparavant plusieurs millions de dollars, ayant déjà atteint plus de 5 millions, il n’en vaut aujourd’hui dans le meilleur des cas qu'à peine plus de 500 000 dollars.

« Malgré la baisse du jackpot, jouer à la loterie représente encore une sorte d’échappatoire qui permet à la population de rêver et de se projeter dans un avenir meilleur. Cela donne un peu d’espoir dans un pays où il n’en reste plus beaucoup et où presque tout est à l’arrêt », analyse Tamer Bou Raffoul, client septuagénaire d’un point de vente à Baabda et qui joue au Loto deux ou trois fois par mois en moyenne.

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Car si gagner au Loto a longtemps été synonyme d’un changement de vie radical - quitter son travail, changer de logement ou en acquérir un deuxième -, de dépenses folles - s’offrir une voiture de luxe, un grand voyage -, ou tout simplement de payer des frais de scolarité ou rembourser des dettes, plus de quatre ans après le début de l’effondrement économique, cocher six numéros – ou sept pour ceux qui veulent augmenter leurs chances – fait-il encore rêver ?

Le rêve toujours d’actualité

« Bien sûr que j’en rêve encore ! » assure Rony, en achetant ses grilles dans ce même point de vente, l’un des 1 300 répartis sur tout le territoire. S’il jouait 8 grilles à chaque tirage, il n’en prend désormais que 4. « Je ne peux plus me permettre d’en prendre autant qu’avant », explique celui qui a déjà gagné à plusieurs reprises des petits lots. « Ça permet parfois de rembourser le prix des billets achetés, mais pas plus », dit-il en riant.

Voulant s'en remettre complètement au destin, certains joueurs préfèrent laisser la machine faire le choix pour eux. Photo Mohammad Yassine

Chez Nicole, gérante de ce point de vente où les habitués peuvent consulter les combinaisons gagnantes passées sur un gros cahier apposé sur le devant du comptoir, les joueurs défilent tout au long de la journée. Certains sont des gens de passage, d’autres des habitués qui, à l’instar de Rony, remettent leur sort au hasard, en laissant la machine choisir les numéros de chaque grille. Mais pour une partie des joueurs, il faut que les chiffres choisis aient un attachement personnel : anniversaires, numéros fétiches, ou encore dates d’événements marquants.

Et cela peut parfois mener à des situations incroyables. « Nous avons un joueur qui garde chez nous une copie de 8 grilles à jouer systématiquement à chaque tirage… depuis 8 ans ! Une autre personne joue, elle, depuis 26 ans, la même grille avec les mêmes numéros, 2 fois par semaine », précise ainsi Nicole, assurant que « malgré la perte du pouvoir d’achat, l’appétence pour le Loto est toujours là ».

Augmentation des tarifs, augmentation des lots

Et les chiffres de LLDJ, société privée qui gère cette activité pour le compte de l’État depuis 2002 - succédant à la société SOLEI (Société libanaise d’exportation et d’investissement) qui en était responsable depuis 1986 -, confirment cette tendance. En termes de volume, la société a réussi à maintenir un niveau de ventes de grilles légèrement inférieur à celui de la moyenne des dix dernières années, et cela en dépit de la crise. Ainsi, entre 2010 et 2019, près de 664 000 grilles étaient vendues en moyenne à chaque tirage, selon les statistiques de la société. Entre 2020 et 2022, ce niveau se situait à presque 633 000, et ce malgré une année 2020 catastrophique en termes de ventes (environ 492 000 grilles vendues par tirage en moyenne, soit 34,3 % de moins qu’en 2019). Ces résultats, LLDJ a réussi à les atteindre grâce à un mécanisme d’adaptation à la crise mis en œuvre dès 2020. Selon son contrat, renouvelé en 2016 pour une durée de 10 ans, elle dédie 45 % de ses revenus aux lots des vainqueurs, le reste étant distribué entre l’État (41,5 %), les points de ventes (5 %) et la société elle-même (8,5 %).

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Depuis son lancement, LLDJ a toujours récompensé ses vainqueurs en chèques. Or, avec le déclenchement de la crise économique et bancaire en 2019, ce moyen de paiement est presque devenu obsolète, les personnes n’arrivant pas à retirer librement leur argent en banque ni à encaisser leurs chèques. Fin 2020, l'entreprise s’adapte et commence à verser les gains en espèces. L’impact de ce changement engendre une hausse spectaculaire du nombre moyen de grilles vendues par tirage, équivalant à 107,2 % en 2021, contre une baisse de 34,3 % en 2020. Une situation qui entraîne des scènes improbables à chaque gain : le vainqueur posant devant une montagne de billets de livres libanaises, transportés ensuite dans d'énormes cartons.

Après avoir réglé le problème du paiement, LLDJ a dû, mi-2021, s’adapter une fois de plus pour faire face à un nouveau défi – auquel elle est d’ailleurs toujours confrontée : celui de la nécessité d’ajuster la valeur de ses gros lots, libellés en livres, en raison de la dépréciation de cette monnaie, afin de parvenir à attirer les joueurs. Un enjeu de taille qui a mené à la disparition, fin mars 2023, de la Loterie nationale (Yanassib), seul concurrent à LLDJ, qui n’a pas pu ajuster ses prix, ni ses lots, pour arriver à attirer suffisamment de joueurs.

Rima Bawaridi, vainqueure de plus de 30 milliards de livres. Photo DR

En avril 2021, la société revoit ainsi à la hausse, pour la première fois depuis 2010, le tarif de sa grille : de 2 000 livres (soit supposément 1,33 dollar) à 3 000 (à peine 0,25 dollar). Depuis, trois nouvelles hausses ont eu lieu, la grille passant à 8 000 livres (avril 2022), puis à 20 000 (février 2023) et enfin à 50 000 (juillet 2023), sans jamais atteindre la valeur en dollar d’avant crise (actuellement 0,55 dollar). « Cela a significativement diminué notre chiffre d'affaires réel, une fois ajusté à l'inflation et à la dépréciation de la livre », souligne Georges Gharib, directeur général de LLDJ.

« Toute la difficulté consiste à trouver le juste équilibre entre l’augmentation des prix des grilles pour augmenter les jackpots à gagner, et l’impact négatif que cela aura sur les ventes », résume-t-il. Car « à chaque fois qu’on augmente nos prix afin d’augmenter les jackpots, nos ventes en subissent le contrecoup, baissant de près de 30 % en moyenne. Il faut ensuite plusieurs mois pour que les ventes s’adaptent, sans toujours atteindre les niveaux d’avant augmentation », explique le directeur.

Cela est notamment le cas pour l’exercice 2023. Si l’année s’annonçait bonne en termes de ventes, celles-ci étant équivalentes au niveau d’avant crise, les deux renchérissements successifs des prix des grilles ont sévèrement touché ces résultats. Jusqu’à mi-décembre, l’année 2023 enregistrait à peine plus de 445 000 ventes moyennes par tirage, soit près des deux tiers des ventes moyennes lors des trois dernières années. Une lenteur d’ajustement de plus en plus visible : depuis juillet, les ventes moyennes atteignent à peine 333 000 grilles par tirage, soit la moitié de la moyenne précédente.

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« Le fait d’avoir un gros lot exceptionnel, après plusieurs tirages non remportés, comme celui de 50 milliards de livres, contribue à redresser quelque peu la situation », précise Georges Gharib. Selon lui, ce sont 550 000 grilles qui ont été vendues lors du tirage gagnant, ce qui représente 66 % de plus que la moyenne enregistrée depuis l’augmentation des tarifs.

Une crise présente malgré tout

Si le Loto continue donc de faire rêver de nombreux Libanais, l’impact de la crise est bien là. Fini les rêves de tout laisser tomber pour se la couler douce : « Les projets des joueurs sont devenus plus réalistes qu’avant la crise. Ils espèrent gagner le gros lot pour ouvrir un magasin afin de pouvoir s’assurer un revenu stable ou pour venir en aide à leurs enfants », souligne Georges Gharib.

Les joueurs choisissent parfois des chiffres avec un attachement personnel : anniversaires, numéros fétiches, ou encore dates d’événements marquants. Photo Mohammad Yassine

S’il avait gagné le gros lot avant 2019, Tamer Bou Raffoul aurait « investi une partie du montant dans l’immobilier, une autre dans l’or, et déposé une troisième en banque pour encaisser des intérêts. Aujourd’hui, tout a changé. Si je gagne, je mettrai ce gain à profit pour me lancer dans une activité dont profiteront mes enfants », explique-t-il.

Rony, lui, se voit déjà vainqueur du prochain gros lot. Et son plan d’action est prêt : « D’abord, j'appellerai mon changeur pour fixer le taux de change auquel échanger cette somme en dollars et lui demander d’arranger le transport de cet argent (depuis les bureaux de LLDJ). Je convertirai ensuite ce montant en or. C’est beaucoup plus facile à ranger et à transporter. Mais je ne veux plus rien investir dans ce pays… ni déposer l’argent en banque ! » fustige-t-il.

« Eza mich l-tanen, l-khamis ». Ce slogan de La Libanaise des Jeux (LLDJ) fait rêver les Libanais depuis 10 ans : « Si vous ne gagnez pas (au loto) le lundi, vous gagnerez jeudi ! » C’est pourtant un lundi, le 18 décembre dernier, que deux chanceux se sont départagés le plus gros jackpot jamais remporté au Liban : plus de 50 milliards de livres. Une somme certes, mais dont...

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