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Lifestyle - Reportage

Les souvenirs et réveillons poivre et sel de la dernière génération dorée du Liban

Ils ont été les mondains d’hier. De ce Liban d’avant-guerre qui continue de faire fantasmer ceux qui n’ont connu que l’instabilité. L’Orient-Le Jour est allé à la rencontre de cette très chic progéniture qui a encore tant à raconter…

Les souvenirs et réveillons poivre et sel de la dernière génération dorée du Liban

Photo d'illustration. K.R.

« Je vais mettre une raqwé sur le feu et allumer un cigare, tiens. Au nom du bon vieux temps. » En ce matin du dernier jour de l’année, Madeleine ne tient pas en place. Pour la première fois, elle s'apprête à célébrer le Nouvel An avec ses deux petites-filles de treize et onze ans, venues spécialement de Montréal pour l'aider à souffler ses 80 bougies. Née un 31 décembre, cette hyperactive résidente de Zouk Mosbeh dans le Kesrouan est surtout connue pour réveiller en musique « les filles de joie et les clients pas très catholiques » des hôtels qui encerclent son immeuble aux six étages vétustes… Carrelage beige jaunissant, commodes couleur crème et petits fours chocolatés mis à la disposition des visiteurs, le temps semble s'être arrêté au creux des années 1990 dans cet appartement qu’elle loue seule depuis le décès de son mari. Si « la maison des beaux jours » rappelle, au premier abord, tant d’autres logis de grand-mère, il suffit de s’approcher des photos encadrées et des albums entassés sur les tables et canapés pour comprendre que cette petite dame au visage creusé par les rides n’a rien de commun. 

Sabah, Wadih Safi, Roméo Lahoud, les visages des icônes d’hier tapissent ici les murs fraîchement repeints, jusqu'à faire de l’ombre aux membres de sa propre famille. « J’ai connu tout le monde et travaillé avec les plus grands ! Mais moi, on m’a oublié… Et c’est tant mieux ! » s’époumone Madeleine depuis sa petite cuisine qui sent la menthe et le citron frais. Groupie des sixties devenue choriste des chanteurs de l’époque, elle a pendant « presque dix ans », accompagné des monstres sacrés comme des starlettes oubliés, sur les routes du Caire, d’Alexandrie et de Damas.

Sur les toits de l'hôtel Saint-Georges et dans les grands restaurants du Phoenicia, elle rencontre des hommes politiques ivres de pouvoir et des Miss Liban qui séduisent et qu’elle jalouse. « Les soirées du Nouvel An étaient grandioses de par leurs excès » se souvient avec une pointe de nostalgie celle qui refuse de divulguer des « informations trop privées. » Statut de star oblige. Mais en 1975, la guerre, briseuse de destins brillants, éclate. Tout s'arrête alors pour Madeleine qui décide de se marier et de fonder une famille, loin des paillettes du show-business. De sa « vie d’avant », elle ne garde qu’un seul rituel : un coup de fil annuel avec Sabah. « On s’est appelées tous les 31 décembre pendant 40 ans, jusqu'à ce qu’elle tombe malade. On ne s’est jamais physiquement revues, elle ne savait même plus à quoi je ressemblais avec le temps mais c’était, malgré tout, une amie et une fidèle comme on n'en fait plus ! » conte la mamie gâteau en sirotant son amer café turc. Si ces coups de téléphones se sont définitivement arrêtés en 2014 avec le départ de la Chahroura pour le paradis sucré qu’elle avait en vain tenté de créer sur terre, son souvenir reste intact chez Madeleine qui achève 2023 avec « beaucoup de chance et deux kilos en plus, la faute aux bûches ! ».

La (chère) maison du bonheur

À quelques kilomètres de là, un centre de repos cinq étoiles se prépare à servir le déjeuner à ses patients. Situé en plein cœur d’Achrafieh, Oasis de vie, grouille d’infirmiers aux petits soins de la cinquantaine de personnes âgées à leur charge.

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Une « Oasis de vie » au cœur de Beyrouth

C’est ici qu’a décidé de se rétablir Simone, 87 ans, victime quelques jours plus tôt d’une chute qui a alarmé ses proches. Sagement installée sur son fauteuil en cuir bleu, vêtue d'une veste à carreaux, la vivacité et l’humour de cette ancienne représentante de l’Institut moderne fait presque oublier au personnel sa frêle figure d’octogénaire. 

« Moi je mange sans sel ni sucre, quelle vie ! » s’amuse-t-elle à répéter devant sa fille, venue de Londres pour fêter Noël en famille. Parfaitement francophone, généreusement bavarde, elle dépeint ce Liban d’avant-guerre tel un paradis libertaire où se mêlaient mondanités glamour et… bienséance pieuse. « Mais attention, j’ai vécu une vie moderne, pas légère ! » insiste Simone en évoquant les soirées et dîners qu’elle organisait tous les 31 décembre de la décennie 1950-60. Accessoirement la nièce de l’ancien président Charles Helou, elle dit accepter volontiers le titre de « bourgeoise » qu’on a pu lui conférer. « Pour ma génération, c’est synonyme de bonnes valeurs » commente-t-elle.

Simone, la mémoire d'un certain Liban. Photo K.R.

Mais entre les palais de la République et sa résidence secondaire de Beit Méry, ces festivités seront souvent assombries par les drames : la perte d’un mari emporté en pleine fleur de l'âge par un cancer ou une maison à Nazareth, témoin, de par sa localisation, des atrocités des conflits meurtriers… « Mon coiffeur est enfin là ! » s'esclaffe soudain Simone qui l’attendait de pied ferme. Car la coquetterie n’a pas d'âge.

Deux chambres plus loin, les discrets miaulements d’un élégant chat gris rythment les journées de Nayla, 74 ans. Près de son lit, cette Syro-libanaise aux yeux clairs mouillés par l’émotion attend le passage d’un invité, d’un médecin, d’un voisin de chambre pour lui offrir un chocolat. Des visites, elle n’en reçoit pas beaucoup. Ses deux enfants vivant à l’étranger l’ayant poussée à rentrer au pays du Cèdre après plus de trente ans passés au Royaume-Uni, il ne lui reste plus « que des souvenirs à ressasser pour faire passer la journée. » De ses voyages à Genève à ses folles escapades estivales à Monte-Carlo, Nayla a connu les belles heures de la jet-set européenne au temps du disco et des princesses de second plan. 

« Je regrette d'être revenue au Liban, je n’ai plus aucun espoir pour le monde arabe en général », explique-t-elle en interpellant son Scottish Fold pour quelques papouilles. S'exprimant avec un accent syrien à peine dissimulé, la septuagénaire sait pourtant qu’elle a plus de chance que d’autres, « et j’en remercie Dieu ». Dans cet établissement - qui n’avait rien de prévu ce soir-là -  où un étage a été aménagé pour les malades atteints d’Alzheimer et un autre pour la physiothérapie et où une bibliothèque, des salles de loisirs, un centre informatique et même un salon de beauté sont ouverts à tous, la chance a, en effet, un prix… Près de 4.000 dollars par mois en première classe pour être exact...

Nayla et son chat Cookie, inséparable duo discret. Photo K.R.

Julio et ses vieux amis

Toujours à Beyrouth, c’est au son de rares klaxons qu’Ali et Karim patientent sous un immeuble marbré de la rue Sursock. Depuis plus de vingt ans, ces deux sexagénaires officient comme chauffeurs privés pour la famille d’un ex-magnat de l’immobilier. « La retraite, ce n’est pas pour tout de suite ! On n’a pas Macron pour nous dire quand il faut s'arrêter, nous ! » plaisante le premier. « Ni la force pour manifester ! » renchérit le second, un paquet de cigarettes à la main. 

Deux étages plus haut, ceux qui se font attendre sirotent espresso et martini dans leur cuisine. Il est 20 heures et Hala* et Amir*, tous deux âgés de 69 ans, sont en pleine discussion téléphonique avec un ami basé à Paris. « Mais vous vous souvenez de cette extraordinaire soirée du 31 dans cette boîte de nuit de Jounieh en 1973, ou est-ce que c’était en 1974 ? » questionne l’interlocuteur au bout du fil. « Comment oublier ? »

Originaires de Aley et descendants de riches dynasties druzes, les conjoints de bientôt quatre décennies sortent, comme presque tous les ans, célébrer le passage à la nouvelle année  au Casino du Liban. Un endroit « mythique » où a eu lieu leur tout premier rendez-vous à un concert de Julio Iglesias. Encore lui. 

Robe longue et manteau en fausse fourrure pour madame, costard et nœud papillon rouge « festif » pour monsieur, les époux se perdent dans les 400 m2 de leur demeure toute blanche, toute neuve. Mais à peine le temps d'écouter les premières prédictions de Michel Hayek sur la MTV qu’un rappel à l'ordre de leur fille déjà sur place les bouscule. « Les soirées au Casino ne commençaient jamais avant 23 heures auparavant ! Aujourd’hui, il n’est pas encore 21 heures que nous sommes déjà en retard pour écouter un pianiste jouer ! » s’amuse à dire Hala…

Depuis les salles de concerts, les maisons de retraite ou le confort de leur propre chez-soi, ces personnalités mondaines représentent, anecdotes à l'appui, une époque bel et bien révolue au royaume de l’impunité et de l’injustice qu’est devenu le Liban. Aux douze coups de minuit, le pays, lassé, épuisé, a malgré tout célébré le passage en 2024… En route vers une année plus gaie ? Certainement pas pour les moins chanceux…

*Les prénoms ont été modifiés

« Je vais mettre une raqwé sur le feu et allumer un cigare, tiens. Au nom du bon vieux temps. » En ce matin du dernier jour de l’année, Madeleine ne tient pas en place. Pour la première fois, elle s'apprête à célébrer le Nouvel An avec ses deux petites-filles de treize et onze ans, venues spécialement de Montréal pour l'aider à souffler ses 80 bougies. Née un 31...

commentaires (2)

Des bons souvenirs , dommage que les prénoms ont été modifiés malgré les photos

hakim fouad

12 h 57, le 02 janvier 2024

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Commentaires (2)

  • Des bons souvenirs , dommage que les prénoms ont été modifiés malgré les photos

    hakim fouad

    12 h 57, le 02 janvier 2024

  • Merci

    Zampano

    20 h 54, le 01 janvier 2024

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