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Culture - Polémique

Deux œuvres d’Ayman Baalbaki victimes collatérales de la guerre à Gaza

À quelques jours de sa vente, prévue ce jeudi 9 novembre à Londres, coup de tonnerre chez Christie’s qui a retiré de son catalogue deux œuvres de l’artiste libanais, provoquant le tollé des collectionneurs et autres acteurs du monde de l’art dans la région.

Deux œuvres d’Ayman Baalbaki victimes collatérales de la guerre à Gaza

« Al-Moulatham », l’une des deux toiles signées Ayman Baalbaki retirées de la vente de Christie’s du 9 novembre 2023. Photo DR

Al-Moulatham et Anonymous, deux peintures signées Ayman Baalbaki, viennent d’être inopinément retirées du catalogue de la vente semestrielle d’art du Moyen-Orient de Christie’s prévue ce jeudi 9 novembre à Londres. La première, une acrylique sur toile de 2012, de grande dimension (200 x 150 cm), représentant un homme au visage dissimulé par un keffieh, avait été estimée entre 98 000 et 150 000 dollars. La seconde, figurant un homme portant un masque à gaz et, sur le front, un bandeau rouge sur lequel est écrit en lettres arabes le mot « thaeroun » (qui signifie « rebelles»), fait partie d’une série de petits formats (70 x 50 cm chacun) inspirés des révoltes des printemps arabes que l’artiste libanais a réalisés entre 2011 et 2018. Peinte également à l’acrylique sur toile, elle avait été estimée pour sa part entre 15 000 et 22 000 dollars.

Une toile intitulée « Anonyme » de la série éponyme réalisée entre 2011 et 2018 . Photo Ayman Baalbaki

Les deux œuvres, appartenant à deux collectionneurs libanais distincts, avaient été consignées auprès de la célèbre maison d’enchères internationale par le biais de ses représentants au Moyen-Orient. « Ces derniers m’avaient eux-mêmes approché et avaient insisté pour que je mette mon tableau dans leur vente », révèle à L’Orient-Le Jour le propriétaire d’al-Moulatham sous couvert d’anonymat. La décision de retrait émanerait par contre directement du bureau new-yorkais de Christie’s. « Elle n’est étayée par aucun argument clair, mon correspondant m’ayant juste affirmé qu’elle avait été prise conséquemment aux nombreuses plaintes qu’ils avaient reçues, sans que la nature de ces plaintes ne me soit précisée », poursuit le collectionneur qui se dit « extrêmement attristé par cette affaire. Je ne pensais pas qu’une maison de vente de la renommée de Christie’s s’interdirait la vente d’une œuvre simplement à cause de sa connotation », martèle-t-il. En suggérant que cette (auto)censure serait liée aux tensions politiques dues à la guerre entre Israël et le Hamas à Gaza. D’autant qu’après la décision de retrait, Christie’s l’aurait orienté vers son département de collectionneurs privés, où quelqu’un était prêt à payer « un très bon montant pour ce tableau », assure-t-il. Et de préciser qu’il a naturellement refusé cette offre. « Cette toile ayant désormais acquis une valeur accrue à mes yeux après cet incident, je ne veux plus la vendre. »

Justifications nébuleuses

Même son de cloche du côté du vendeur d’Anonymous, qui pour sa part n’a même pas été notifié par la maison d’enchères du retrait de sa toile. « Je l’ai découvert par moi-même en consultant le catalogue en ligne, et lorsque j’ai demandé des explications, j’ai eu droit à une réponse nébuleuse », relate-t-il. Christie’s aurait agi de la sorte pour « protéger les œuvres d’une possible publicité négative auprès des médias », aurait-on confié officieusement aux deux collectionneurs.

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Cette démarche, pour le moins inédite, est en réalité difficilement justifiable. D’autant que généralement le retrait d’une œuvre d’art consignée dans des enchères n’a lieu que dans le cas où l’expertise montre que la pièce est un faux ou s’il y a des doutes concernant sa provenance (réseaux de blanchiment par exemple). Ni l’une ni l’autre de ces conditions ne s’applique à ces deux toiles. Sollicitée par mail par notre journal, la directrice du département Moyen-Orient de Christie’s s’est bornée à répondre, via une attachée de communication, que « les décisions relatives aux ventes restent confidentielles entre Christie’s et les vendeurs ».

Des œuvres qui s’arrachent à des prix record

Interrogé pour sa part sur cette polémique qui touche directement son travail, Ayman Baalbaki évoque une « censure qui ne dit pas son nom. On veut censurer un certain art, une certaine culture arabe. Cette histoire me rappelle l’étiquette d’art dégénéré utilisée par les nazis pour supprimer les œuvres des artistes juifs ou communistes qui avaient des approches modernes, sous prétexte qu’elles constituaient une insulte au sentiment national allemand », assène-t-il.

Une indignation d’autant plus légitime que c’est cette série de Moulatham, inspirée par les événements de 1975 au Liban (l’année même de sa naissance) et entamée en 2006, qui a précisément contribué à établir la notoriété de l’artiste libanais à l’international. Ce sont ces représentations récurrentes chez lui du fida’i (combattant pour la liberté jusqu’au sacrifice) portant le foulard keffieh qui lui ont valu d’être reconnu comme l’une des figures de proue de la scène contemporaine artistique du Moyen-Orient, grâce notamment aux ventes de Christie’s, Sotheby’s et autres Bonhams, où elles s’arrachaient à des prix record.

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Pourquoi interdirait-on  la vente d’un keffieh peint par un artiste arabe alors que les keffiehs de l’artiste juif israélien Tsibi Geva sont exposés sur les cimaises du MoMa et du Jewish Museum de New York ? Comment expliquer ce deux poids deux mesures qui s’infiltre même dans le monde de l’art aujourd’hui ?  Les temps auraient-ils changé ? S’achemine-t-on désormais vers un monde fragmenté où même l’expression artistique – en perte de liberté – risque de se retrouver cloisonnée dans un périmètre restreint ?

Malgré leur déception, les artistes et collectionneurs du monde arabe ne veulent pas y croire. À l’instar de Bassel Dalloul, l’un des plus importants collectionneurs de la région, qui met en vente chez Christie’s également ce jeudi 9 novembre quelques pièces de sa collection. Dans le catalogue de cette vente baptisée « Marhala : Highlights from the Dalloul Collection », un tableau sans titre de Baalbaki n’a pas subi le même sort que les deux précités. Daté de 2009, il représente un bâtiment totalement écroulé et éventré par les bombardements. Comme ceux que l’on peut voir dans les images d’actualité sur Gaza…

Un tableau sans titre de Baalbaki daté de 2009, qui n’a pas subi le même sort que les deux "censurés" chez Christie's. Avec l'aimable autorisation de la Fondation Dalloul

Interrogé par L’OLJ sur sa prise de position personnelle concernant « l’affaire Baalbaki », le collectionneur à la tête de la Fondation Dalloul s’est dit « extrêmement déçu par le comportement de Christie’s, et je l’ai clairement notifié aux responsables. Il démontre une censure exercée contre l’art arabe, à l’heure où il prend une ampleur internationale, à l’heure où le monde entier y porte un intérêt croissant et où les plus grands musées sollicitent notre participation à leurs expositions… Notre réaction doit cependant être réfléchie et mesurée afin de ne pas créer une atmosphère de chaos qui irait dans le sens des intérêts de nos ennemis en se répercutant de manière négative sur notre marché de l’art. Certes, on peut légitimement boycotter et recourir à des actions légales, mais il me semble plus fructueux de privilégier une approche informative et éducationnelle de l’art de notre région. En expliquant par exemple que le keffieh est un foulard qui remonte à l’Égypte des pharaons. Et qu’il a toujours été porté, pour se protéger du sable et du vent, par les populations de la région. Et par les juifs notamment dans l’ancien temps… ».

Al-Moulatham et Anonymous, deux peintures signées Ayman Baalbaki, viennent d’être inopinément retirées du catalogue de la vente semestrielle d’art du Moyen-Orient de Christie’s prévue ce jeudi 9 novembre à Londres. La première, une acrylique sur toile de 2012, de grande dimension (200 x 150 cm), représentant un homme au visage dissimulé par un keffieh, avait été estimée entre 98...
commentaires (4)

Cette censure non assumée et en effet choquante révèle dans quel état de sidération se trouve la partie encline à Israël. Jusqu’où cela va-t-il aller ? La simple figuration d’une lettre en arabe ?

AntoineK

15 h 17, le 06 novembre 2023

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Commentaires (4)

  • Cette censure non assumée et en effet choquante révèle dans quel état de sidération se trouve la partie encline à Israël. Jusqu’où cela va-t-il aller ? La simple figuration d’une lettre en arabe ?

    AntoineK

    15 h 17, le 06 novembre 2023

  • Il faudrait faire un test. Je propose à Ayman Baalbaki de peindre un combattant avec une kippa, et on verra bien si cette oeuvre sera censurée…

    Gros Gnon

    12 h 53, le 06 novembre 2023

  • Quel recul de le civilisation Européenne. une censure qui ressemble fortement a celle des pays sous développés ... comme le Liban 1

    LH

    12 h 24, le 06 novembre 2023

  • Donc si c'était un artiste juif, ca aurait ete de l'antisémitisme? c'est ca? Puis le monde entier et ses médias se seraient abattus sur Christies?

    Jack Gardner

    12 h 14, le 06 novembre 2023

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