Si les regards se sont empressés de se tourner vers la très touristique ville de Marrakech, les dégâts du séisme ayant ébranlé le Maroc dans la nuit de vendredi à samedi se concentrent plus au sud, dans les zones montagneuses, où quelques centaines de villages enclavés comptent leurs morts. Là-bas, coincées dans les contreforts du Haut-Atlas, des communes rurales situées à quelques kilomètres de l’épicentre attendent l’arrivée des secours alors que le bilan des victimes s’assombrit d’heure en heure (à l’heure de mettre sous presse, le bilan provisoire officiel était de 2 497 morts). Car la zone est impraticable : certains villages ne sont accessibles qu’en hélicoptère alors que les voies routières, sinueuses et souvent à flanc de falaise, ont été coupées par les éboulements causés par le séisme de magnitude 6,8.
La petite commune de Talat N’Yaaqoub, rasée par les secousses, n’a reçu les premiers secours que vers la fin de la matinée du samedi à travers un hélicoptère de l’armée, tandis que les ambulances n’atteindront le village que vers 16 heures, soit plus de 17 heures après le sinistre, comme le rapporte le média en ligne marocain Le Desk. Alors la débrouille s’organise : à l’aide de pioches, de pelles, ou parfois carrément à mains nues, les villageois déblaient tant bien que mal les décombres à la recherche de survivants. À quelques kilomètres de là, dans le centre administratif de la province d’al-Haouz, d’où près de la moitié des victimes du pays est originaire, les habitants ont compté les heures avant de voir l’ombre des quelque 1 000 médecins et 1 500 infirmières déployés dans la région par le royaume chérifien. À la place, un élan de solidarité a pris d’assaut la bourgade où des centaines de véhicules transportant de l’aide alimentaire et du matériel de subsistance ont afflué depuis Marrakech, située à une soixantaine de kilomètres au nord.
Héritage colonial
« Les gens sont de plus en plus énervés », pointe toutefois Intissar Fakir, directrice du programme Afrique du Nord et Sahel au Middle East Institute, en évoquant l’incurie des autorités dans ces zones essentiellement rurales et parmi les plus pauvres du pays. Car ses habitants pâtissent d’une mise à l’écart qui ne date pas d’hier. « Cet héritage provient notamment de l’époque de l’administration coloniale française, qui a concentré ses efforts sur le littoral, les zones rurales ayant en outre démontré une résistance particulière à leur pouvoir », rappelle Intissar Fakir. L’essor de Marrakech, première destination touristique du pays, a aussi laissé de côté les périphéries rurales des montagnes alentour. Bien que des activités touristiques s’y soient développées ces dernières années, accueillant des marcheurs l’été et des skieurs l’hiver, ces zones sont loin d’être des centres économiques comparables à la célèbre « ville rouge ». Les résidents y travaillent dans l’agriculture, autour d’activités économiques locales, ou font le trajet jusqu’à un centre urbain pour gagner leur pain quotidien.
Pour la chercheuse du Middle East Institute, le développement territorial reste le résultat d’un choix politique, fonction notamment des ressources présentes sur place et de la population qui y vit. Près de 600 000 personnes de culture amazigh, longtemps marginalisée, vivent dans les provinces du Haut-Atlas touchées par le séisme (al-Haouz, Ouarzazate, Chichaoua et Taroudant), précise pour sa part Brahim el-Guabli, chercheur spécialisé dans les littératures amazigh, arabe et francophone. « Il existe une injustice territoriale au Maroc, poursuit-il. L’Instance équité et réconciliation (IER), mise en place en 2004 par le roi Mohammad VI, avait alors conclu que, depuis l’indépendance, l’État n’avait pas distribué ses ressources équitablement dans tout le pays. » Bien que certains progrès aient été réalisés, face à cette dualité de développement, le sud du Haut-Atlas a connu un certain détachement du pouvoir central. Dans la province d’al-Haouz, les hôpitaux et les médecins sont rares, de même que les écoles, les enseignants, les commerçants. L’alimentation en électricité n’est pas garantie et les routes ne sont pas toujours praticables. « Vous ne bénéficiez pas de services gouvernementaux, mais vous échappez en même temps à sa surveillance », souligne Intissar Fakir.
Assez en tout cas pour faire perdurer des traditions pourtant incompatibles avec le risque sismique. Pensées pour répondre aux conditions climatiques de la montagne, la plupart des habitations sont faites d’adobe, un mélange d’argile, d’eau et de paille en forme de briques. Un matériau qui ne peut résister à des secousses d’une telle intensité mais suffisamment solide pour coincer les résidents en s’effondrant. « Les habitants des villages se couchent tôt et se réveillent tôt : au moment où le tremblement de terre s'est produit, beaucoup d'entre eux étaient donc piégés dans leurs maisons », souligne Brahim el-Guabli.
Silence du roi
Les images provenant de Marrakech sont autrement saisissantes. Relativement épargné par les secousses, le hub touristique semble avoir retrouvé son bourdonnement habituel, comme le souligne le quotidien français Le Monde, loin des grands titres de la presse internationale qui prédisaient à l’aveugle une ville « en partie en ruine ». En fait, une petite partie de l’ancienne médina a été détruite, notamment dans le mellah, l’ancien quartier juif, où quelques bâtiments se sont effondrés. Treize personnes sont décédées dans les décombres. Signe d’une attention particulièrement amplifiée dans la grande ville : la petite mosquée de Kharbouch, devenue véritable attraction pour touristes depuis que son minaret a chuté à cause du séisme, semble provoquer bien plus d’émoi que la destruction totale de la mosquée de Tinmel, située dans le Haut-Atlas, réduisant en poussière un patrimoine historique datant du XIIe siècle.
Pour autant, la colère gagne les résidents de Marrakech, certains pointant du doigt la prédation immobilière, conséquence de la corruption des services publics, notamment le groupe al-Omrane, qui s’était engagé depuis plusieurs années à consolider le bâti dans la vieille ville, moyennant 150 millions de dirhams (13,8 millions d’euros), rapporte Le Monde. Un mécontentement qui se heurte au silence du roi marocain Mohammad VI, qui a fini par réagir 19 heures après le drame, pour déclarer trois jours de deuil national et ordonner le déploiement d’un programme d’urgence. Pas un mot pour les villageois coincés dans le Haut-Atlas. Intissar Fakir y voit le symptôme d’une gouvernance paralysée par une centralisation du pouvoir de décision : « Le roi est l'autorité politique suprême, l'autorité économique suprême, l'autorité militaire suprême. Tant qu'il n'aura pas décidé ce qui peut être dit, ce qu'il faut faire, personne d'autre ne touchera à quoi que ce soit. »
Le projet d’un fonds spécial pour les conséquences du séisme a ainsi été soumis au Parlement dès lundi soir par le ministre délégué au Budget, sur instruction du souverain marocain. Malgré la colère latente, l’espoir d’un plan de reconstruction inclusif à moyen et long terme anime les Marocains originaires des zones rurales. « L’industrie touristique a semble-t-il bloqué la construction d’habitations plus modernes et résilientes dans la zone, ce qui montre qu’elle est capable de fournir une infrastructure de qualité dans certaines régions », résume Brahim el-Gualbi.
Tiens, leur slogan gravé sur la colline ressemble à celui des kataeb, sauf qu’ils ont remplacé la famille par le roi…
09 h 17, le 12 septembre 2023