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Lifestyle - Culte

Le Saint-Georges, ou l’écume des (beaux et moins beaux) jours de Beyrouth

Un restaurant, un hôtel, un bar, une boutique, une plage... Un lundi par mois, nous vous emmenons, à la (re)découverte d’un endroit inscrit, d’une manière ou d’une autre, dans la mémoire collective libanaise. À travers l’histoire de ces lieux, cette rubrique vous raconte surtout pourquoi ils sont encore, aujourd’hui... cultes. Pour ce onzième numéro, l’hôtel et le club balnéaire du Saint-Georges, fondés à Aïn el-Mraissé en 1932.

Le Saint-Georges, ou l’écume des (beaux et moins beaux) jours de Beyrouth

Le Saint-Georges Yacht Motor Club au temps de la légèreté. Photo DR

Nous avons l’habitude d’introduire les récits de cette rubrique mensuelle en expliquant pourquoi le lieu du mois, dont certains s’avèrent plus confidentiels que d’autres, mérite d’être justement qualifié de « culte ». Cependant, quand il s’agit du Saint-Georges, faut-il vraiment prouver ou justifier son statut mythique ? En ce sens, il est d’une part impossible d’évoquer la période de l’avant-guerre, c’est-à-dire ce que les classes les plus privilégiées de l’époque considéraient être l’âge d’or du Liban, sans instinctivement y associer le Saint-Georges ; son hôtel et sa plage vivant de jour comme de nuit au rythme d’une jet-set indolente. D’autre part, ce qui confère autant à cet établissement ce caractère légendaire, quasi épique, c’est le fait qu’il s’est transformé, dès 1976, en l’un des pions les plus stratégiques de l’échiquier morbide qu’a été la guerre des hôtels et la guerre civile libanaise en général. Et depuis la fin des « événements », déchiré par un conflit entre son propriétaire Fadi Khoury et l’impérieuse société immobilière Solidere, puis de nouveau déchiqueté lors de l’attentat contre Rafic Hariri en février 2005, le Saint-Georges est devenu d’autant plus culte qu’il semble raconter à lui-seul, à la faveur de son bâtiment étrange et semblant être dans l’attente de quelque chose qui n’est jamais arrivé, toutes les étapes de l’histoire contemporaine du Liban.

L'actuel propriétaire du Saint-Georges Yacht Motor Club Fadi Khoury. Photo Michèle Aoun

Jean Royère, Kim Philby et les parades de ski nautique

Si l’on a tendance à limiter le mythe du Saint-Georges au contexte du présumé âge d’or libanais (les années 60 et 70), son avènement remonte à bien plus tôt : plus précisément à l’époque du mandat français. En 1926, la Société des grands hôtels du Levant (financée par la Banque de Syrie et du Liban) acquière un lot de 2 000 mètres en front de mer à Aïn el-Mraissé afin d’y construire un hôtel de luxe. Pour la réalisation de ce projet, la SGHL fait appel à l’architecte français Auguste Perret qui en conçoit le bâtiment (en partenariat avec le libanais Antoun Tabet), inauguré le 3 octobre 1933, et répondant aux critères de l’architecture moderne, selon le langage de Perret. Un monolithe cubique, résolument épuré, posé entre terre et mer et à partir duquel se déploie une vue saisissant à la fois l’horizon et le Mont Sannine, tel que le montraient déjà les cartes postales des années 1930. À ses pieds, le Bain Saint-Georges voit le jour le 25 juin 1932. Initialement doté de vingt cabines, ce centre balnéaire est acquis en 1936 par Michel Nader, qui le rebaptise le Saint-Georges Yacht Motor Club, proposant un abonnement saisonnier à 11 livres libanaises pour les hommes et 9 pour les dames. En 1951, le club s’étend sur soixante cabines où l’illustre Marie Douna, un personnage indissociable du lieu, officie dès la fin des années 60, avec ses iconiques ceintres bleus et jaunes numérotés. En 1968, la piscine qui reste jusqu’à ce jour, vient compléter le projet.

Du côté de l’hôtel – que Abdallah Khoury rachète en 1959 –, tous les éléments convergent pour en faire un établissement voué à devenir légendaire. Son intérieur est confié aux mains d’un décorateur français de génie, Jean Royère, et dont les dessins de mobiliers qu’il a conçus pour le Saint-Georges font d’ailleurs désormais partie des collections du Musée des arts décoratifs de Paris. Notamment ceux de son salon vert adjacent au restaurant Le Grill et au Bar où la légende raconte que l’agent double britannique Kim Philby allait prendre son gin tonic en fin d’après-midi. On raconte aussi qu’en 1963, lorsque ce dernier décide de se réfugier en Union soviétique, c’est par voie maritime, et plus précisément depuis le port du Saint-Georges qu’il s’enfuit.

Une rare image de l'intérieur du Saint Georges et ses meubles Royère. Photo DR

Et puis bien sûr, il y avait la terrasse en forme de rotonde, avec ses parasols rouges et ses meubles de la même couleur, « à partir de laquelle on pouvait plonger dans la mer », regrette Fadi Khoury, fils de Abdallah et actuel propriétaire des lieux depuis 1997. C’est ici que se retrouvaient aussi les diplomates, journalistes et figures politiques de ce temps. Quant aux 104 chambres et suites du Saint-Georges, elles ont abrité les secrets d’un véritable cortège de célébrités internationales, Oum Koulsoum, Elizabeth Taylor, Marlon Brando, Brigitte Bardot et Richard Burton pour n’en citer qu’eux. Plus bas, au niveau de la mer, s’envolaient depuis le ponton les championnats de ski nautique – le championnat du monde a eu lieu ici, en 1955 – avec la figure marquante de Simon Khoury ; ou encore les parades de nageuses dont les photos iconiques résument à elles seules toute l’insouciance des années 60 et 70. Pièce par pièce, au propre comme au figuré, l’image idyllique du Saint-Georges est anéantie avec le déclenchement de la guerre civile libanaise.

La piscine du Saint-Georges fait encore le bonheur des amoureux de la plage. Photo Michèle Aoun

Dès octobre 1975, l’ensemble de la zone du Saint-Georges, avec les hôtels environnants, se trouve littéralement au cœur des affrontements entre factions chrétiennes et milices propalestiniennes. Dans la mythologie de la guerre du Liban, la bataille qui se déroule ici, baptisée à juste titre « La guerre des hôtels » constitue d’ailleurs un moment historique d’une rare violence. « L’hôtel n’a fermé qu’en 1976, lorsque les Mourabitoun l’ont arraché aux milices chrétiennes et qu’ils l’ont brûlé puis pillé, avant d’être squatté par l’armée syrienne jusqu’en 1994. Il n’en restait plus rien lorsque nous l’avons récupéré, même pas les tuyauteries ! D’ailleurs, certains des meubles Royère se sont retrouvés vendus pour rien dans des marchés aux puces », raconte Fadi Khoury.

Les inconditionnelles du club. Photo Michèle AOUN

La phase « Stop Solidere »

Tout le long des affrontements, si l’hôtel est converti de force en un bastion de sang et de violence, sa façade criblée de balles et son intérieur constellé de sacs de sable, sa plage reste fréquentée en périodes d’accalmie. La fin de la guerre signe le moment où paradoxalement, pour Fadi Khoury et sa mère Nadia qui avait repris la gestion de l’hôtel au moment de la mort de son mari en 1964, tout est à recommencer. « C’est une autre guerre qui débutait entre Solidere et moi-même, surtout lorsque j’ai racheté la plage du Saint-Georges en 1997 », dit Fadi Khoury, avec une amertume qui, à raison, ne semble pas l’avoir quitté 26 ans plus tard. À l’écouter, c’est comme si les multiples remous de ce conflit avec Solidere avaient réussi à effacer tous ses bons souvenirs du lieu. Et d'ajouter : « C’est une bataille juridique, mais aussi des bagarres dans l’eau, contre une institution toute puissante qui m’a littéralement miné. Pour exprimer ma révolte et quelque part mon impuissance, j’avais suspendu une vaste banderole qui recouvre pratiquement toute une façade de l’hôtel, portant l’inscription « Stop Solidere ». Derrière, j’avais entrepris des travaux de reconstruction, en cachette ».

Le bras de fer entre Fadi Khoury et Rafic Hariri ne cessant de durcir, il devient alors le talk of the town, jusqu’au jour où l’ex-Premier ministre est assassiné, ironie du sort, au pied du Saint-Georges. Sauf qu’il faudra attendre jusqu’à février 2020 pour que le mohafez de Beyrouth, Ziad Chbib, octroie à Fadi Khoury (à la tête de la Société des bains de mer qui avait construit en face de l’hôtel un bâtiment annexe) une autorisation de rénovation du Saint-Georges. « Nous allons faire revivre cet emblème du Liban. Dans un premier temps, nous avons emménagé 14 suites au niveau de la piscine qui sont désormais ouvertes. C’est une phase intermédiaire, en attendant d’inaugurer nos 50 chambres et suites ainsi que notre ballroom, notre bar et notre terrasse », confirme Fadi Khoury.

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En attendant, le Saint-Georges continue de (sur)vivre principalement autour de la piscine et du club où l’ambiance n’est clairement plus ce qu’elle était à son apogée. On y vient bronzer autour de la piscine rénovée, fumer un narguilé, déjeuner ou jouer aux cartes à l’ombre des ficus qui sont le seul reliquaire du passé du Saint-Georges. Il reste aussi ce bâtiment fantomatique, chargé d’une énergie à la fois puissante et déroutante, et presque étouffé par la marina de Zaitunay, dont Fadi Khoury a tenté en vain d’empêcher la construction. Ce bâtiment qui, quoique n’étant plus que l’ombre fatiguée de ce qu’il était, résume en fait tellement bien l’histoire du Liban et des Libanais. Celle d’un espoir que l’on peut confondre avec de la folie…

Nous avons l’habitude d’introduire les récits de cette rubrique mensuelle en expliquant pourquoi le lieu du mois, dont certains s’avèrent plus confidentiels que d’autres, mérite d’être justement qualifié de « culte ». Cependant, quand il s’agit du Saint-Georges, faut-il vraiment prouver ou justifier son statut mythique ? En ce sens, il est d’une part...

commentaires (2)

Il etait temps de renover l'hotel mythique de l'histoire de Beyrouth. Il etait surtout temps de mettre un frein aux appetits de certains qui ont voulu mettre la main sur le St Georges par la contrainte.

Michel Trad

17 h 08, le 04 septembre 2023

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Commentaires (2)

  • Il etait temps de renover l'hotel mythique de l'histoire de Beyrouth. Il etait surtout temps de mettre un frein aux appetits de certains qui ont voulu mettre la main sur le St Georges par la contrainte.

    Michel Trad

    17 h 08, le 04 septembre 2023

  • Bel article sur ce lieu culte à juste titre. Je n'ai pas connu "l'âge d'or" de ce monument, mais j'entendais mon père en parler chaque fois qu'une grande personnalité de ce monde y séjournait. Aujourd'hui il me fait penser à une "lutte sociale " des propre du Saint-Georges, oublié par la reconstruction du centre de Beyrouth. De ma chambre au Phoenicia je regardais tous les matins la mer et je voyais aussi les écriteaux sur les murs du st-Georges. J'apprécie le courage des propriétaires dont ils font preuve pour défendre leur patrimoine et en particulier le patrimoine immatériel car il est porteur d'une tranche de l'histoire de l'importance mondiale de la ville de Beyrouth en ce temps. Merci pour cet article et les souvenirs qu'il avait drainer...

    IRANI Joseph

    11 h 12, le 04 septembre 2023

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