Les strates du passé
Au Hammam el-Jadid, la mémoire est conservée sur les murs, ce qui était destiné à disparaître est à présent fièrement exposé. La ville de Saïda ne compte pas de centre culturel et le Hammam el-Jadid est propice à la narration et à la glorification de l’art. Fondé en 1720 par le commerçant marocain Moustapha Hammoud, ce bain turc était pendant deux siècles réputé comme le seul hammam dans la région sud à recevoir les trois communautés : islamique, juive et chrétienne. Définitivement fermé en 1948, il sera grièvement endommagé au fil des guerres, et notamment lors de l’invasion israélienne de 1982. Il est restauré en 2018 par Saïd Bacho, fondateur et président de la Fondation Sharqy qui lui promet un avenir pour le développement culturel et l’innovation. Ouvert à nouveau au public, c’est désormais un lieu de rencontres et de solitude, où les visiteurs peuvent se retrouver et discuter, mais aussi se poser et méditer sur l’art exposé. Le hammam accueille des évènements culturels mais aussi sociaux. On s’y marie, on y organise des fêtes. Premier artiste à avoir exposé dans cet espace, Tom Young y a par exemple montré les œuvres issues d’un travail de recherches et d’investigation sur la richesse culturelle de cette région, et surtout sur l’historique du hammam.
La mémoire, préservation des sensations
L’exposition collective « Histoires d’un passé présent » établit, justement, un dialogue entre le travail réalisé par Tom Young et celui des artistes en majorité natifs du Liban-Sud qui explorent, à travers leur propre style, la manière dont ils réagissent aux évènements dont ils sont témoins.
Ils sont architecte, photographe, artiste interdisciplinaire, architecte d’intérieur, graphiste ou professeur d’art numérique. Formés à l’Université libanaise, à la LAU, aux Beaux-Arts, à l’ESA ou à l’Université de Californie à Berkeley, certains issus de cultures complexes, d’autres expatriés depuis les années de guerre. Ils se interrogés sur leur appartenance, sur l’art et son impact dans cette région du Liban, sur le milieu dans lequel certains ont grandi, sur l’histoire, la mémoire collective, les constructions urbaines, l’environnement, et comment tous ces facteurs nous façonnent.
Dans leurs œuvres, ils se sont intéressé à la compréhension de l’architecture et de l’urbanisme d’un point de vue philosophique islamique. Ils ont relié les guerres à la mémoire politique et à la manière dont elles ont influencé la compréhension du concept de romantisme et de vulnérabilité par les individus. Ils ont trouvé leur inspiration dans les larmes, les mots, un poème, un rêve ou une histoire d’amour… Ils se sont penchés sur les limites des dichotomies et les espaces intermédiaires, tels que le public et le privé, le confort et l’inconfort… Ils ont porté leur intérêt sur la façon dont l’amour est défini et valorisé dans la culture arabe et ont défini la mémoire comme étant à la fois nostalgique et ambiguë, fragmentée et stratifiée… Ils ont examiné l’aspect chaotique et absurde du modernisme et du postmodernisme. Ils ont exploré diverses dimensions, notamment les principes fondamentaux de la philosophie islamique et du soufisme, ainsi que leur impact sur la littérature, l’art, l’architecture et l’urbanisme islamiques. Les collages surréalistes, la photographie et l’art numérique, les débris de verre suite au blast, les larmes versées, les objets familiers souvent perdus leur ont servi d’outils.
Ma veste fait-elle partie de la garde-robe d’un bédouin ? Ma chaussure est-elle vendue dans une friperie ? Mes lunettes sont-elles portées par des enfants sur une plage du Brésil ? Et mon téléphone serait-il encore en possession de Aammo Youssef, un chauffeur de taxi à Beyrouth ? se demande Sirin Saifi dans ses huiles sur papier kraft. Des objets perdus que cette artiste a arrachés à sa mémoire, tout comme le Tapis volant de Loulou Bissat qui, elle, a investi les espaces des bâtiments réputés pour leur charme architectural et leur importance historique… Des dessins à l’encre de chine de Abdulrahman aux pièces performatives de Tamara Kalo ; des mixed-medias d’Aya Abu Hawash aux peintures de Michel el-Hachem ; du jeu sur les reflets de Hassan Shehadi aux travaux expérimentaux d’Aya Bahlawan, huit artistes sélectionnés ont réussi à saisir l’essence de différents moments et à figurer la ville dans laquelle ils ont vécu.
Une exposition qui captivera l’attention et laissera une impression durable à tous ceux qui auront l’occasion de la visiter.
« Stories from the Present Past » au Hammam el-Jadid de Saïda. Jusqu’au 10 septembre.
Magnifique initiative pour cette ville du sud trop souvent en proie aux dérives cupides et demoniaques de l'être humain.
09 h 10, le 31 août 2023