Attentive à ce qui caractérise la ville de Beyrouth en termes de motifs et symboles, Dyala Khodary se plaît à absorber les choses avant de les coucher sur une toile, un morceau de bois, un tissu de lin, du papier kraft ou une plaque en étain. En effet, sa pratique conjugue différents supports et différents modes d’expression.
L’artiste s’est souvent penchée sur des expérimentations mélangeant les différents médiums et créant ainsi le sien. Née à Beyrouth en 1979, Dyala Khodary est diplômée de l’Institut des beaux-arts de l’Université libanaise en 2002. Elle n’a pas de formation architecturale et pourtant cette artiste possède un art de l’équilibre, une vision, une perception et une interprétation des volumes qui pourraient faire croire que dans une vie antérieure elle aurait été urbaniste, ou architecte et pourquoi pas poète, comme le suggère le titre de l’exposition : « Le corbeau et le regard ».
« Je n’ai pas appris l’art de la perspective, c’est inné, dit-elle, c’est venu comme ça. » Avec les volées d’escaliers, les toits de Beyrouth, les rambardes des balcons, les murs en chaux décapés, les sols en mosaïque, Dyala Khodary explore les paysages urbains, et joue avec les perceptions du lieu et du temps. Bien que les toiles soient dépourvues de toute présence humaine, ils évoquent des lieux jadis habités, se concentrant sur les traces d’une vie. Troublante, son œuvre constitue un hommage unique au vrai Beyrouth. Chez elle, le factice atteint une forme de vérité autonome, et, pourrait-on dire, d’authenticité. C’est que son art joue sur la diversité et la force des motifs et des matériaux qu’elle accumule dans son mental au hasard de ses déambulations dans la capitale libanaise.
Drôle de prophétie
Bien avant la crise économique, Dyala Khodary s’était penchée sur le motif du « regard » entouré de pavés en tant que détail urbain, comme il en existe des milliers dans les rues de Beyrouth et avait intitulé sa toile, comme dans une pensée tragiquement prémonitoire, Masraf Beyrouth. Masraf signifiant en langue arabe à la fois la banque et un trou d’évacuation.
Quelques années plus tard, ce même trou qu’elle avait surnommé Masraf aspirera tout ce qui restait de dignité aux citoyens de son pays. Quand l’artiste revient sur cette idée de « regard », c’est pour lui associer un élément très important dans l’architecture libanaise, le corbeau. Voilà comment sont nés le corbeau et le regard, dans un désir d’abord de rendre hommage aux détails qui caractérisent et les rues et les façades de Beyrouth.
« Le corbeau, témoignage de l’architecture libanaise traditionnelle, explique l’artiste, est une structure qui soutient le balcon et favorise l’accès à l’extérieur, et le regard, ouverture couverte sur la route, qui favorise l’accès à ce qui se trouve en dessous. Ils sont le lien entre le haut et le bas. La volonté d’aller de l’avant et vers le haut. Le corbeau symbolise la volonté, et le regard un trou, comme la possibilité pour l’homme de s’échapper même lorsqu’il est au plus bas. »
Le principe de création
La création chez Dyala Khodary revient comme des bribes de souvenirs qui se superposent pour finalement se matérialiser aussitôt approchés par le regard. Parfois, les formes sont trop évidentes pour qu’on ne puisse pas les soupçonner de renfermer un sens caché, mais le regard a beau disséquer l’image, rechercher d’hypothétiques clés d’interprétation, l’œuvre, bien souvent, ne donne rien d’autre à voir que ce qu’elle montre.
Des œuvres d’un réalisme étonnant, dans lesquelles l’artiste joue le réalisme, feint la poésie, pour mieux inquiéter le regard. Ses représentations des regards de Beyrouth hébergent des effets de textures comme des impuretés mais demeurent traversées par une note poétique, comme cet oiseau qui s’y pose ou cette fleur qui s’y dépose.
Par quel principe une œuvre tient-elle la route ? Quelle est la règle qui légitime sa présence sur la scène d’exposition, qui fait d’elle une œuvre d’art ? Au premier coup d’œil, l’œuvre de Dyala Khodary peut paraître froide, hermétique mais, en l’observant de plus près, il en émane une profondeur et une richesse et de textures et de couleurs. Une œuvre qui invite à la méditation où ne cesse de se rejouer la force du désir de l’artiste de peindre et du spectateur de contempler.
Son œuvre, bien qu’hyperréaliste, libère souvent une charge onirique et mélancolique. Et l’on reste interloqué face aux flaques d’eau qui éclaboussent presque notre regard ou face à l’insertion de la fermeture éclair dans des toiles comme si leur ouverture recelait les secrets de la création. Si l’on se réfère à la vision platonicienne, elle nous montre que l’artiste est supérieur dans le sens où il arrive à atteindre l’idée de la beauté et, plus il se rapproche de l’idée, plus son art est beau, ce que Dyala Khodary réussit à faire. « S’il n’y a pas d’art, il n’y a pas de vie, c’est par l’art que je me réalise », conclut-elle.
Le corbeau et le regard de Dyala Khodary
Galerie Art on 56th.
Gemmayzé, rue Youssef Hayek.
Tél : 01 570 331
Jusqu’au 1er juillet.