Il est 16h15, le vendredi 2 juin, quand des tirs nourris sont entendus sur l'autoroute internationale de Baalbeck, dans la Békaa. L'armée libanaise poursuit un homme suspecté d'être impliqué dans l'enlèvement, le 28 mai à Beyrouth, d'un ressortissant saoudien, Machari al-Maïtari, qui a été libéré par les renseignements de l'armée deux jours plus tard. Des échanges de tirs se produisent entre le ravisseur et la troupe qui finit par l'arrêter... tout en blessant grièvement un civil. L'armée affirme qu'il s'agit d'un tir accidentel, mais les proches du blessé contestent la version des militaires.
Ce jour-là, Karam Bou Chaaya, 27 ans, est en route vers Beyrouth après avoir assisté, avec trois de ses amis, aux funérailles d'un ami à Deir el-Ahmar, à une vingtaine de kilomètres de Baalbeck. Comme il en a l'habitude, le jeune homme veut ramener des galettes à la viande (lahem bi aajin) de la Békaa. « Nous étions à trois minutes de la boulangerie Lakkis lorsque nous avons entendu des tirs nourris », raconte son amie Rhéa, contactée par L'Orient-Le Jour. Les jeunes aperçoivent des militaires au visage masqué, vêtus de noir et de gilets blancs, en train d'arrêter une personne, à une trentaine de mètres de leur véhicule. « Des tirs ! Fais marche arrière », lance la jeune femme à Karam Bou Chaaya, qui conduit. Celui-ci tente d'éloigner sa Range Rover noire et de fuir. Trop tard : les militaires tirent une rafale de balles sur la voiture. Joe, Rhéa et Nour se réfugient sous leurs sièges et esquivent les tirs. Karam Bou Chaaya, lui, est touché par une balle au niveau de la moelle épinière.
Au bout de « cinq minutes », selon Rhéa, les tirs s'arrêtent. Les militaires se retirent. Un calme glaçant s'instaure. Joe et Nour sortent du véhicule et prennent la fuite. La carrosserie de la voiture est entièrement endommagée, les vitres brisées. Rhéa refuse de quitter les lieux sans son partenaire. Touché par balle au cou, celui-ci est inconscient. Sa tête baigne dans une flaque de sang. « Je le suppliais de ne pas m'abandonner, mais il ne répondait pas. J'ai vécu les pires moments de ma vie. Les minutes ont duré une éternité », relate Rhéa, d'une voix étouffée.
« Nous ne resterons pas silencieux »
Quelques instants plus tard, un militaire arrive mais refuse d'aider la jeune femme. Deux autres soldats arrivent. Ils finissent par transférer Karam Bou Chaaya à l'hôpital Dar el-Amal, non loin de là. Rhéa, elle, est transportée en ambulance. « Des soldats nous ont suivis à l'hôpital et m'ont demandé si nous étions de la famille Jaafar (à laquelle le ravisseur présumé du Saoudien, arrêté par l'armée, appartient, NDLR) », se souvient Rhéa. La jeune femme répond par la négative et leur raconte sa version des faits. « L'incident s'est probablement produit par erreur », les a-t-elle entendus chuchoter. « Ils semblaient mal à l'aise et voulaient aider, comme pour se racheter. »
Contacté par notre publication, un porte-parole de l'armée libanaise s'est abstenu de commenter l'affaire, se contentant de rappeler la version des faits relayée par les militaires. Dans un communiqué, l'armée avait indiqué vendredi qu'un « échange de tirs a eu lieu entre l'armée et des membres du gang, blessant un citoyen qui était de passage ».
Le soir même, Karam Bou Chaaya est transporté à l'Hôtel-Dieu de France. Après avoir fait deux arrêts cardiaques durant le trajet, les médecins le plongent dans un coma artificiel. Ils ne parviennent pas à retirer la balle coincée dans sa moelle épinière, selon Rhéa.
« La vie de mon fils est en danger. Même les médecins ne savent pas s'il se réveillera ou pas », déplore le père de Karam, Ibrahim Bou Chaaya, d'une voix tremblante.
« La troupe aurait dû viser les pneus de la voiture. S'il arrive quelque chose à Karam, nous ne resterons pas silencieux », lance Rhéa.
Moralité: éviter les grosses voitures noires qui peuvent induire en erreur les forces de l’ordre dans le feu de l’action…
07 h 01, le 06 juin 2023