Plus de vingt ans après La Grande Beune qui narrait l’installation d’un jeune instituteur dans un village de Dordogne, Pierre Michon publie La Petite Beune. S’agit-il d’une suite, d’une recomposition fictionnelle ou d’un addenda littéraire ? La question demeure ouverte. Seul l’auteur saurait nous donner réponse. Ce qui est certain, c’est que l’ensemble des deux textes, publiés sous le titre des Deux Beune chez Verdier, forme un diptyque hardi et insolite, quand la puissance de l’écriture de Michon joue en rebond sur le miroir de sa propre œuvre.
La Beune est un cours d’eau, un affluent de la Vézère qui longe la Dordogne au milieu d’un paysage escarpé sur à peine 22 kilomètres. La petite Beune qui dérive à partir de sa grande sœur ne s’écoule que sur 9 kilomètres. Comblé par des sédiments et des tourbières, façonné depuis des millénaires, ce cours d’eau est si modeste qu’il pourrait être anonyme. Sauf que, par extraordinaire, s’y trouve la plus grande concentration au monde de grottes préhistoriques de l’ère paléolithique.
Un arrière-monde fantasmatique et un quotidien de village, voilà le décor particulier que Pierre, jeune instituteur, apprend à apprivoiser. On se souvient du formidable incipit de La Grand Beune : « Entre Les Martres et Saint-Amand-le-Petit, il y a le bourg de Castelnau, sur la Grande Beune. C’est à Castelnau que je fus nommé, en 1961 : les diables sont nommés aussi je suppose, dans les Cercles du bas ; et de galipette en galipette ils progressent vers le trou de l’entonnoir comme nous glissons vers la retraite. Je n’étais pas encore tombé tout à fait, c’était mon premier poste, j’avais vingt ans. » Et le roman de raconter la fascination d’un homme pour un pays mystérieux en même temps que l’éveil du désir pour une femme totémique, la belle Yvonne, buraliste de son état à Castelnau. « Celle-ci me mit à l’instant d’abominables pensées dans le sang. C’est peu dire que c’était un beau morceau. Elle était grande et blanche. C’était du lait. »
La Grande Beune s’achevait au point d’orgue d’une tension sexuelle non résolue, un climax comme on dit en langue sexi-cinématographique. Depuis ce point, l’intrigue et l’action redémarrent dans La Petite Beune : toujours Pierre l’instituteur, toujours l’incandescente Yvonne parée d’une robe à fourreau et de sequins, toujours le cours étrange de la Beune qui coule en contrebas depuis des millénaires et qui charrie des truites, des brochets, des écrevisses et des légendes.
Le récit de La Petite Beune, comme changeant de focale, appointe deux personnages qui étaient plus en retrait dans le premier opus : il s’agit de Jean le Pécheur, un filou braconnier en délicatesse avec la gendarmerie, et Jeanjean, agriculteur tirant le diable par la queue et amant d’Yvonne. Ces deux hommes-là vivent dans une forme installée de marginalité. Certains les qualifient de zozos ou de rigolos, « un rigolo, c’est-à-dire un homme inapte à gagner sa vie ; mais qui de cette inaptitude a fait sa vie même ». Un jour, les deux compères découvrent une grotte semblable à Lascaux, décorée de fabuleuses peintures rupestres. Un trésor patrimonial inestimable. Mais ils décident de tout balayer au Kärcher. « Ajax, soude caustique, eau de Javel, white-spirit, sablage, brosses, raclettes, tout le bataclan : ils ne s’étaient rien refusé. Bisons ineffables, et vaches de manganèse, félin au bon et renne blessé, ils virèrent tout »…
Pour qu’elle soit littéraire une œuvre doit-elle s’enfanter depuis une matrice intemporelle ? Chez Pascal Quignard, c’est depuis le mystère de l’intériorité de l’être ; chez Pierre Bergougnoux depuis le pressentiment d’une nature éternelle ; chez Christian Bobin, dans l’intuition patente d’un dieu caché en nous. Chez Pierre Michon, c’est depuis un arrière-monde sauvage (puisque notre histoire, toute histoire, s’écrit depuis la nuit des temps) que l’écriture surgit.
La Petite Beune organise un dialogue secret entre la préhistoire et le contemporain. Paradoxalement, c’est ce qui nous est le plus éloigné et le moins connu qui nous devient étrangement le plus familier. On ne peut pas effacer l’Histoire. On ne se débarrasse jamais de rien. Pas plus de nos fantasmes que de notre animalité. Le désir si vivace en chacun de nous perdurera au-delà de l’épreuve du temps. Part animale, c’est elle qui nous fait humains. « Tout est obscur et compliqué, le visible et l’invisible s’enchevêtrent, l’un et l’autre se relancent et mutuellement se cadenassent, se font de l’ombre et il semble bien se passer quelque chose pourtant, comme dans les grands dessins des cavernes. » Cet archaïsme clandestin, tapi au fond de nous comme un galet poli par l’eau de la rivière ou comme une carpe morte aux yeux ouverts, Pierre Michon en reconstitue la langue étrange et merveilleuse. Venant du fond des âges, Michon est notre plus grand contemporain.
Les Deux Beune de Pierre Michon, Verdier, 2023, 160p.