Avers de J. M. G. Le Clézio, Gallimard, 2023, 222 p.
Le Prix Nobel 2008 assume le plus possible d’humanité et fait entrer en littérature tous les « indésirables » du monde.
Assez vite, l’auteur du Procès-verbal (son premier roman, paru chez Gallimard en 1963, prix Renaudot et entrée plus que remarquée en littérature) s’est détaché de cette froideur formelle, « intello », qui marqua sa première manière, disons jusqu’aux Géants (1973). Une littérature inquiète, angoissée (né en 1940 à Nice, Jean-Marie Gustave Le Clézio a toujours été hanté par la violence, la guerre, les drames de la condition humaine) que la critique a, un temps, rattachée au Nouveau Roman. La suite a prouvé qu’il n’en était rien.
En se revendiquant « de nationalités française et mauricienne » parce que ses ancêtres, bretons, avaient émigré à l’Île Maurice au XVIIIe siècle, l’écrivain, même s’il n’y a jamais vécu lui-même, indiquait sa conception de la littérature : ouverte sur le monde, sur ses habitants, surtout les plus fragiles, les plus menacés parmi eux (les pauvres, les migrants, les opprimés, les enfants que l’on oblige à combattre, les femmes maltraitées, violées, les Indiens à qui l’on vole leur terre, qu’on affame, et dont on détruit la culture et le mode de vie traditionnel, au risque de déséquilibrer la planète). Le Clézio est un humaniste, un écrivain universaliste, qui a découvert « l’ailleurs » dès 1966, au Mexique. Un pays où il vit désormais une partie de l’année, lorsqu’il n’est pas à Nice, ou en voyage. Il n’y a pas moins « parisien » que lui, même s’il possède un pied-à-terre au Quartier latin.
De livre en livre, l’écrivain poursuit obstinément dans cette voie de donner de la visibilité aux exclus, aux sans-voix, et c’est sans doute ce qui a incité le jury du prix Nobel de la littérature à le distinguer en 2008.
Son dernier livre, Avers, un recueil de huit nouvelles ou novellas (nouvelles longues qui pourraient s’apparenter à de courts romans, comme Avers, la première, ou Etrebbema, la dernière), traite à nouveau des « indésirables » – Le Clézio l’écrit en sous-titre sur la couverture. Mais il ne s’agit pas seulement pour lui, cette fois, de montrer, de raconter et de témoigner, mais « de faire naître chez le lecteur un sentiment de révolte face à l’injustice de ce qui leur arrive », comme il l’écrit sur sa 4e de couverture.
Littérature engagée, donc, qui voudrait changer la vie, voire sauver le monde. Il n’est pas le premier, cela n’enlève rien à sa sincérité, à la noblesse de son propos. Le tout nourri d’un profond malaise qu’il exprime dans ses rares confidences à la presse. Notre homme s’en veut d’être impuissant, de participer malgré lui au désastre en cours.
On suivra ainsi les Indiens du Darien, à cheval sur le Panama et la Colombie, sous la plume du narrateur, un naturaliste et géographe du Smithsoninan, dans les années 70. Un peuple heureux dans son environnement naturel, une espèce de jardin d’Éden aquatique où les hommes et les femmes vivaient à demi-nus, jusqu’à ce qu’on oblige les uns à porter des shorts, les autres des soutiens-gorge ! Yoni est un joli garçon, un peu voyou, un peu rocker, fils de pasteur adventiste, revenu dans la forêt. En pirogue, il s’était rendu à Manamé, dans la tribu Waunana, juste pour les fêtes des pluies. C’est là qu’il a rencontré Napono, s’est fait agriculteur. Ils ont eu un fils, Emmanuel, dit Manito. Mais un triste jour sont venus de Colombie les narcotrafiquants. Ils ont semé la terreur, massacré hommes et animaux, violé les femmes, brûlé les cultures et les villages. Sous la direction d’Ireneo Chami, leader des Indiens Katru, les indigènes se sont organisés, se sont rendus à Bogota, habillés à l’Occidentale, pour voter, faire entendre leurs voix et leurs souffrances. En vain. La route est passée, le Darien est mort. Yoni, Népono et Manito, eux, ont fui vers Etrebbema, « l’inframonde ».
Ils ont dû y retrouver leurs frères Juanico et Chuche, deux enfants esclaves et recueillis par la communauté de Sainte Kateri Takakwitha, « le Lys de Mohawk, la mère de tous les Indiens d’Amérique », ou encore ceux qu’on appelle, à Nogales, à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, les « Rats de rue », ces gamins voyous qui traversent par les égouts pour aller chaparder de l’autre côté. La police veille, les connaît, les arrête et les reconduit de l’autre côté, toujours par les égouts. Hypocrisie, impuissance, indifférence.
Le tableau est globalement noir, le ton pessimiste. Et quand un personnage s’en sort, comme Maureez Samson, l’orpheline de l’Île Rodrigues, qui, grâce à sa voix exceptionnelle, deviendra une chanteuse célèbre, avant de revenir chez elle, triomphante, c’est au terme d’années de souffrances, d’injustice, voire de martyre.
Gide, on s’en souvient, disait que les bons sentiments ne font pas la bonne littérature. Ils n’en font pas nécessairement de la mauvaise, même si Avers ne plaira pas à tout le monde.
Le Clézio, lui, est déjà reparti pour un autre voyage : il est en train d’écrire un roman sur la guerre de 14. Certainement vue du côté des sans-grade et des tirailleurs étrangers.