Il y a un peu moins de 20 ans, une jeune femme de 34 ans, tout de blanc vêtue, est venue me consulter. Belle et dynamique, Diala* venait de perdre un enfant, un garçon de cinq ans. La plus jeune d’une fratrie de trois, sa mort est une douleur innommable. Les premiers mots qu’elle me confie sont les suivants : « Je ne sais pas pourquoi je viens vous voir. Comme vous ne pouvez pas me rendre mon fils, c’est inutile. » J’avoue, qu’à cet instant, je me suis senti impuissant. Mais l’empathie que j’ai ressentie fut la plus forte et m’a convaincu que je pouvais l’aider.
Elle me raconte les circonstances de cette mort terrifiante : elle était présente lorsque l’accident a eu lieu. En vacances en Turquie, alors que ses deux fils sont assis sur une bouée, ils sont percutés par un jet-ski incontrôlable qui les frappe de front. Les blessures sont terribles et malgré l’hospitalisation en urgence le petit garçon ne peut être sauvé et meurt à la suite de ses blessures. L’aîné a des blessures partout. L’état d’âme dans lequel se trouvait cette femme est indescriptible. Elle n’était que douleur. Que peut faire un analyste devant un drame pareil ? L’impuissance dans laquelle j’étais m’a poussé à me cramponner à l’essentiel de mon métier d’analyste : écouter. Mais dans ce cas précis, en quoi mon écoute pouvait-elle être différente de n’importe quelle autre écoute, celle de ses proches en particulier ? Devant ce genre de souffrances terribles et inqualifiables, je savais que je devais inventer quelque chose qui puisse répondre à la douleur de Diala. Le fait qu’elle ait accepté de revenir me voir signifiait bien qu’elle avait accepté mon aide, toute minime qu’elle puisse être.
Les séances suivantes, elle évoqua la douleur de la famille, à commencer par son fils aîné et sa fille. Malgré sa souffrance personnelle, elle se devait d’être présente auprès de ses enfants surtout, mais aussi de son mari et de sa famille. Elle portait non seulement son deuil, mais celui des autres également, ce qui était très difficile pour elle. Les condoléances lui faisaient du bien mais aussi, paradoxalement, devenaient de plus en plus pénibles. Comme il lui arrivait, à de très rares moments, d’oublier sa douleur, celle-ci était ravivée systématiquement par les condoléances. Son deuil devenait impossible d’autant plus qu’il était sans mesure, ni limites.
Je suis arrivé à la faire rire, partant du fait que si l’on ne pouvait pas vaincre la mort, on peut en rire. Je lui ai raconté l’histoire de deux de mes amis qui revenaient de Paris en 1978. Tony, qui était à Paris pour le baptême de son neveu, et Joseph qui vivait à Paris et revenait à Beyrouth pour la première fois depuis le début de la guerre civile en 1975. Avant de débarquer, Tony dit à Joseph : « Fais attention, dans le bus qui va nous ramener au bâtiment de l’aéroport, tu ne m’appelles pas Tony et je ne t’appelle pas Joseph. Car à cette période de la guerre civile (1978), on assassinait les gens selon leur carte d’identité. » Dans le bus, séparés l’un de l’autre, ils ne pouvaient pas se parler. Bavard, Joseph a failli appeler Tony par son prénom, se ressaisit, puis lui demande : « Tu ne m’as plus dit où vous avez baptisé le petit. » Les visages s’assombrirent. Réalisant la bourde qu’il venait de faire, Joseph dit à Tony : « Vous l’avez baptisé dans quelle mosquée ? » Tout le bus s’est mis à rire. Diala éclata de rire elle aussi.
Je me suis alors souvenu du film Patch Adams, avec Robin Williams, tiré d’une histoire vraie, celle du Dr Patch Adams qui faisait rire ses patients, un rire qui contribuait à accélérer leur guérison. J’ai alors recommandé à Diala de voir ce film.
Très peu de temps après, elle eut une idée géniale : fonder une association dans le but de réaliser les vœux d’enfants condamnés par la maladie. Leur sourire fera revivre celui de son fils. C’est ainsi qu’elle fonde l’association Tammana qui continue jusqu’à présent à redonner le sourire aux enfants et à leurs parents.
Ainsi, à partir d’une douleur innommable, Diala a réussi à ramener la joie sur le visage d’enfants gravement malades.
*Diala el-Fil a tenu à ne pas garder l’anonymat, témoignant ainsi de sa propre expérience auprès de mères qui ont perdu un enfant pour les aider à ne pas sombrer dans le désespoir.
commentaires (2)
...""TOUT LE BUS S’EST MIS À RIRE"" ; Il fallait bien sûr lire tous les passagers du bus, et là aussi, je ne suis pas sûr que ce soit crédible…
Nabil
15 h 37, le 10 février 2023