Critiques littéraires Critique

Éditions de Minuit, une affaire de famille

L’écrivain Mathieu Lindon, fils du légendaire Jérôme, raconte à sa façon l’histoire de sa maison d’édition, qu’il a vécue de l’intérieur, côté coulisses.

Éditions de Minuit, une affaire de famille

D.R.

Né en 1925 dans la grande bourgeoisie juive (il était le petit-neveu du constructeur automobile André Citroën, le fils de Raymond, avocat général à la Cour de Cassation), Jérôme Lindon était entré en 1946 aux éditions de Minuit, comme chef de fabrication. La maison avait été fondée durant la guerre, en 1941, par le dessinateur Jean Bruller (écrivain sous le pseudonyme de Vercors, issu de la Résistance) et l’écrivain Roland de Lescure. Résistante, engagée, ce qu’elle demeurera toujours, en particulier durant la guerre d’Algérie, elle a publié son premier titre en 1942, Le Silence de la mer de Vercors. Une vingtaine d’autres ont suivi, mais des difficultés financières n’ont pas tardé à apparaître. En 1948, Jérôme Lindon rachète la petite entreprise. Il la développera, en fera l’un des joyaux de l’édition française, et la dirigera en autocrate absolu jusqu’à sa mort en 2001, même si, au début des années 1950, l’écrivain et cinéaste Alain Robbe-Grillet (1922-2008), alors son directeur littéraire, a joué un rôle majeur dans la constitution et la publicité du Nouveau Roman. Il nous le confiera plus tard non sans gourmandise : ce n’était absolument pas un mouvement, une vraie « école littéraire » (si tant est que cela existe et ne soit pas des créations, a posteriori, de critiques et d’universitaires), mais la fédération provisoire et artificielle, chez le même éditeur, d’un certain nombre de « jeunes » écrivains (Robbe-Grillet, Jean Ricardou, Michel Butor, Nathalie Sarraute, Robert Pinget, Claude Simon et quelques autres…) qui n’avaient guère en commun que de vouloir changer, moderniser la littérature et surtout la fiction. L’intellectualiser, dit-on. La Modification de Butor (1952) ou Les Gommes de Robbe-Grillet (1953), livres-culte, en sont la parfaite illustration.

Et ces gens, ainsi qu’en témoigne Mathieu Lindon, ne s’aimaient pas vraiment. À l’image de Robbe-Grillet et Claude Simon, celui-ci devenu l’un des grands auteurs de la maison grâce à son prix Nobel en 1985, aux côtés de Samuel Beckett (peut-être le seul vrai ami de Jérôme Lindon), ou de Marguerite Duras. Auteur à éclipses, mais qui a apporté à Minuit l’un de ses prix Goncourt, avec L’Amant en 1984, sans compter les royalties. Car, en dépit d’une austérité revendiquée, voire d’une pingrerie légendaire et bien commode, Lindon et sa maison étaient très riches.

À sa mort, en 2001, c’est sa fille Irène qui a repris les manettes, dans le droit fil de la gestion paternelle. Mais, en 2021, à 72 ans, elle a décidé de vendre au groupe Madrigall d’Antoine Gallimard, autre maison familiale et rivale de toujours. On sait que les négociations entre les deux éditeurs pour l’entrée de Claude Simon (1913-2005) dans « La Bibliothèque de la Pléiade » (en 2006), n’ont pas été une mince affaire. Aujourd’hui, la boucle est bouclée.

Une autre histoire aurait pu se boucler aussi. Peu de temps après la mort de Jérôme, Mathieu, journaliste reconnu (à Libération) et écrivain chic (presque toute son œuvre est publiée chez P.O.L.), a été contacté par une éditrice qui voulait qu’il rédige la biographie de son père. Il a accepté, sans donner suite. Juste histoire de tuer le projet. Tout comme Irène, plus tard, a fait capoter le même projet, porté par l’écrivain et biographe Benoît Peeters (pourtant un ami de la famille), en lui refusant l’accès aux archives de la maison et aux correspondances de Jérôme Lindon avec ses auteurs. Le tout étant déposé à l’Institut Mémoire de l’édition contemporaine (IMEC), près de Caen, dont Alain Robbe-Grillet, toujours lui, fut le gourou et l’un des pères- fondateurs.

Toute l’ambiguïté de l’entreprise de Mathieu Lindon est là : il se dit fasciné par la notion d’« archive », et aimerait bien contribuer à écrire celles de Minuit, mais il est retenu par l’éducation qu’il a reçue de son père, dont il dresse un portrait plus que contrasté aux yeux du lecteur, lequel n’a pas connu le personnage. Tyrannique, drôle, radin, autoritaire, méfiant, manipulateur, ne faisant confiance à personne, mais aussi plein d’« intelligentillesse »… Le récit de Lindon fils procède par petites touches, allusions, associations d’idées. On y apprend plein de choses, au détour d’une page ou d’un paragraphe : par exemple que Jérôme Lindon s’est publié deux romans, en 1968, Correspondance et Réflexions, sous le pseudonyme de Louis Palomb, que Duras avait dit une fois à Jérôme : « Mais il est très beau, votre fils » et que son compagnon Yann Andréa était tombé amoureux du jeune homme, ou encore que c’est chez Minuit que Mathieu a publié son premier livre, Nos plaisirs. Sous le pseudonyme de Pierre-Sébastien Heudaux (c’est-à-dire P.-S. Heudaux = Pseudo). De l’humour de potache attardé. L’auteur avait 28 ans. On était en 1983, les « années de grâce » Mitterrand-Jack Lang (Jérome Lindon fut en 1981 l’un des pères du prix unique du livre, inclus dans la « Loi Lang ») où soufflait sur l’ensemble de la création artistique française un grand vent de liberté, en rupture avec la morale gaulliste ou post-gaullienne. Nos plaisirs est un roman porno gay, dans la mouvance de Tony Duvert (auteur Minuit maudit et plus que sulfureux, mort complètement oublié et dans la misère, en 2008), qui ne trouverait sans doute plus aujourd’hui, avec le retour à l’ordre moral auquel nous assistons un peu partout, un éditeur pour le publier. Même pas Minuit.

Tout cela est intéressant, c’est un témoignage de première main pour notre histoire littéraire, même si vu des coulisses (sagement, Mathieu a toujours refusé de travailler avec son père) et parfois par le petit bout de la lorgnette. Mais la grande biographie des éditions de Minuit et de Jérôme Lindon reste à écrire. Maintenant que la famille Lindon a passé la main, peut-être cela va-t-il devenir possible.

Une archive de Mathieu Lindon, P.O.L., 2023, 239 p.

Né en 1925 dans la grande bourgeoisie juive (il était le petit-neveu du constructeur automobile André Citroën, le fils de Raymond, avocat général à la Cour de Cassation), Jérôme Lindon était entré en 1946 aux éditions de Minuit, comme chef de fabrication. La maison avait été fondée durant la guerre, en 1941, par le dessinateur Jean Bruller (écrivain sous le pseudonyme de Vercors,...

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