Depuis la rupture de 2019, les Libanais sont communément divisés en trois groupes politiques : ceux des 8 et 14 Mars et leurs affiliations étrangères et le troisième groupe qui renvoie les deux précédents dos à dos, ce sont les activistes, politiciens, députés et partis issus de la contestation du 17 octobre. Cette division tripartite en cache une autre plus essentielle qui replace les Libanais dans deux groupes : ceux qui sont encore partisans des six grands partis – qui jouent en quelque sorte le rôle d’acteurs passifs – et ceux qui ont décidé d’être des acteurs politiques agissant à plein titre. La scène du départ de Michel Aoun de Baabda, le 30 octobre dernier, offre un éclairage saisissant du comportement du premier groupe. La foule scandant sa fidélité à l’homme providentiel reprenait les propos de celui-ci, tant pour ce qui est de son empêchement par les « autres » de réaliser son programme, que son inventaire de réalisations fictives. Et entre le président et la foule, certains députés et responsables de son parti qui, forts de leur notoriété, autorité, pouvoir et mandat, accordaient une couche de vraisemblance au propos du président sortant. Une telle représentation n’est d’ailleurs pas propre au CPL et dans l’hypothèse d’un autre chef des six grands partis quittant ses fonctions, elle aurait sans doute été semblable.
Le secret de ce type de représentations, où la foule joue un rôle qu’on lui a suggéré, est la croyance dans ce que dit le chef, non pas par conviction raisonnée, mais sous l’effet d’une propagande bien orchestrée. L’un des ressorts fondamentaux de cette propagande est la technique désormais bien rodée au sein des partis traditionnels et consistant à jouer de la peur de l’autre pour empêcher toute tentation de rejet d’une affiliation politico-communautaire censée être protectrice. Cette technique a encore fonctionné aux élections législatives de 2022 : alors qu’au début de la contestation de 2019 ils avaient été un temps déstabilisés et fait profil bas face à la grogne populaire (quitte à rejeter sur « les autres » la responsabilité de la crise), les partis traditionnels se sont présentés à nouveau lors du scrutin comme le seul recours possible, quitte à mentir effrontément sur leurs réalisations respectives.
Désespoir et ignorance
Les Libanais ne sont bien sûr pas les seuls à être confrontés à cette « vérité alternative » qui, de l’Américain Donald Trump au Brésilien Jair Bolsonaro, en passant par l’Iranien Ebrahim Rassi et tant d’autres, affecte de plus en plus la vie politique. Mais pourquoi les citoyens les croient-ils encore? Au Liban, en plus de la peur de l’autre, il y a comme partout ailleurs deux éléments qui alimentent cette croyance : le désespoir et l’ignorance.
Les Libanais ont vécu à leur façon le dérèglement des normes politiques et économiques qui régissaient la conduite de leurs pays un demi-siècle auparavant. À la sortie de la guerre civile, ils ont été délestés de toute participation réelle à la vie politique. Celle-ci étant d’abord régie par l’occupant syrien, ensuite par les partis qui ont pris sa place. Leurs chefs ont intégré le système en place dans un remaniement du paysage politique et une redistribution des revenus de l’État sous forme de clientélisme et de corruption.
Cette démission forcée de toute activité politique renvoya les Libanais à leurs affaires, dans la foulée de l’effort de reconstruction, de la relance de l’économie et de son corollaire, la consommation. Cette frénésie fut abreuvée par des centaines de milliards de dollars « importés », de crédits abondants, de financements internationaux à chaque alerte sur la balance des paiements. Bref, une euphorie dont personne ne semblait vouloir voir qu’elle était appuyée sur une dette insoutenable, une gestion calamiteuse de l’argent public et un modèle économique vicié. Les Libanais n’ayant en tout cas aucune prise sur cette politique ou les moyens de la sanctionner. L’effondrement eut lieu et a mis les Libanais face à deux interlocuteurs : ceux qui les ont conjointement menés à la faillite et les activistes et partis de la rupture. Les premiers ayant causé le désastre ne pouvaient amener de solutions. Les autres, minoritaires et donc sans pouvoir réel, ne sont pas en mesure d’en imposer. D’où le désespoir profond des Libanais.
Devant cette impasse, ne pouvant se résoudre à accepter cette nouvelle réalité, certains semblent enclins, sans doute pour ne pas perdre pied définitivement, à se projeter dans une fiction dans le fol espoir qu’elle devienne réalité. Incapable de se résoudre à la faillite, ils s’accrochent aux promesses mensongères de redressement qu’assènent sans fausse honte leurs dirigeants. Et pour renforcer cette autosuggestion, ils accordent le crédit nécessaire à leurs réalisations factices ou prétendument « empêchées » par les « autres ».
Au-delà de cet instinct de survie, d’autres facteurs peuvent jouer un rôle dans le succès de ces « vérités alternatives » – par exemple, le rôle joué par les réseaux sociaux, de plus en plus considérés par une partie de l’opinion comme des sources d’information aussi fiables que les médias traditionnels, et où l’on se chamaille plus souvent que l’on ne débat...
Renversement
Qu’a de distinct le second groupe de Libanais, particulièrement les jeunes de la contestation ? Pour un grand nombre d’entre eux, ils ne se sont pas contentés de lancer la révolte par opposition à un système failli et pour certains de ressortir des antiennes éculées et inopérantes comme solution. Munis d’une conscience aiguë de la défectuosité de notre système politique et social, ils ne se sont pas contentés de manifester mais ont réfléchi et débattu sur les places publiques sur les solutions potentielles pour construire un État, fonctionnel, juste et prospère… « Naïfs… », diront les cyniques qui ne croient qu’au rapport de force – lequel n’a jusqu’à présent été qu’un facteur de destruction. Il n’en reste pas moins que ce sont aujourd’hui les seuls à porter une proposition pouvant aboutir à un renversement curatif. Ne retrouve-t-on pas les mêmes dispositions chez ceux qui, en Israël et en Iran – dans des contextes et modes de lutte évidemment différents –, s’élèvent tout autant contre des régimes faillis que contre les opposants traditionnels – en Israël l’OLP et le Hamas, en Iran les religieux dits « modérés » – pour reprendre en main leur avenir ? Au Liban comme ailleurs, il est grand temps de les écouter…
Par Amine ISSA
Écrivain.
Le desespoir,l ignorance ? Non surtout leur confessionnalisme et la haine de l autre … une seule solution : remplacer les libanais du Liban par ceux de la diaspora . Gassane
10 h 39, le 18 décembre 2022