Critiques littéraires

À la recherche du sommeil perdu

Dans une autofiction érudite, drôle et émouvante à la fois, Marie Darrieussecq traite de l’insomnie dont elle souffre depuis plus de vingt ans. Elle convoque à témoigner d’autres insomniaques illustres.

À la recherche du sommeil perdu

Longtemps, Marcel Proust s’est « couché de bonne heure », comme chacun sait. Mais dormait-il pour autant ? Pas vraiment, si l’on en croit la liste, non-exhaustive, des somnifères dont il usait et abusait, chloral, trional et véronal, voire opium, ainsi que Marie Darrieussecq le rapporte dans son chapitre deux, consacré aux remèdes contre l’insomnie. Lesquels peuvent se révéler pires que le mal : certains insomniaques sont morts de surdoses de médicaments, comme Michael Jackson ou Prince ; d’autres ont vu leur psychisme basculer jusqu’au suicide, comme Akutagawa (mort en 1927, à 35 ans), ou Cesare Pavese, en 1950, à 42 ans.

La romancière n’en est heureusement pas là, même si elle avoue ne « pas dormir » depuis plus de vingt ans, et confie, non sans humour, avoir tout essayé pour y parvenir. La gym, comme Gide, les tics rituels, les listes dans sa tête avant de tenter de s’endormir : celle de ses amants, trente depuis sa naissance (en 1969 à Bayonne), ou celle de ses baby-sitters ! Depuis 2016, elle a basculé dans l’alcoolisme, un cocktail toxique de vin rouge et de Baclofène. En vain. Comme Duras, elle souffre d’une insomnie « métaphysique » et non « occasionnelle », et envie les dormeurs, avec leur conscience tranquille, leur « supériorité ». Ce pourquoi, après avoir tenu chronique de ses insomnies, de 2017 à 2019 dans un hebdomadaire, elle en fait aujourd’hui un livre, atypique, où se retrouveront tous les habitués des réveils à 3h33 ou 4h44 du matin, à ces heures que les Allemands appellent « les heures schnaps ».

Et pourtant, dans sa jeunesse baba-cool, Marie Darrieussecq la globe-trotteuse dormait partout, et même par terre. Aux États-Unis, en Jordanie, tandis que son premier mari OR, le mathématicien était, lui, insomniaque ! Elle aime les chambres à part (comme Sartre et Beauvoir), les lits où habiter (elle y a passé deux ans, notamment à cause de ses grossesses), les espaces feng shui : le trop d’objets, comme chez Proust, toujours lui, serait contraire au sommeil. Et, à partir de là, en bonne psychanalyste, elle procède par associations d’idées, ouvre sa réflexion au monde d’aujourd’hui : les migrants, les sans-abri, les SDF, aux côtés desquels, écrivain engagé, elle a combattu.

Mais c’est au chapitre VI que Marie Darrieussecq nous fait l’aveu décisif : elle a perdu son sommeil en 2001, à l’accouchement de son premier enfant, un fils né prématuré, tout petit, si fragile, à cause d’une malformation de son utérus due au Distilbène que prenait sa propre mère durant sa grossesse. Comment dormir quand on craint à chaque seconde pour la vie de son bébé ? Elle en a fait un livre, Le bébé, en 2002, paru chez P.O.L. comme pratiquement toute son œuvre depuis le triomphe planétaire de Truismes, son premier roman, en 1996.

Depuis, elle dort par demi-nuits, tente de faire la sieste, médite sur la disparition du sommeil, symbolique comme celle du -e dans La disparition de Pérec, laquelle renvoie à la Shoah et aux génocides : celui des juifs durant la seconde guerre mondiale, celui des Tutsis du Rwanda. Et elle envie sa chienne Odette, qui dispose d’une troisième paupière « nictitante », laquelle lui permet de faire l’obscurité et de dormir. Un rêve inaccessible, comme celui d’une insomnie sans fatigue le lendemain…

Un conseil : ne lisez pas ce livre brillant avant de vous endormir. Tout sauf soporifique, il vous tiendrait éveillé toute la nuit.


Pas dormir de Marie Darrieussecq, P.O.L., 2022, 310 p.

Marie Darrieussecq au Festival :

Soirée Madina (Lectures, dessins et musique), jeudi 27 octobre à 21h (Théâtre al-Madina).

Longtemps, Marcel Proust s’est « couché de bonne heure », comme chacun sait. Mais dormait-il pour autant ? Pas vraiment, si l’on en croit la liste, non-exhaustive, des somnifères dont il usait et abusait, chloral, trional et véronal, voire opium, ainsi que Marie Darrieussecq le rapporte dans son chapitre deux, consacré aux remèdes contre l’insomnie. Lesquels peuvent se...

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