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Abdulrazak Gurnah, prix Nobel 2021 : « Partir pour l’Angleterre était une aventure et une perte. »

Abdulrazak Gurnah, prix Nobel 2021 : « Partir pour l’Angleterre était une aventure et une perte. »

© Mark Pringle

Né à Zanzibar en 1948, c’est-à-dire sous le régime du sultanat, avant l’indépendance de l’île, rattachée à la Tanzanie, Abdulrazak Gurnah a dû fuir son pays parce qu'il est membre de la communauté arabe, en butte à des persécutions. Réfugié en Grande-Bretagne, où il a fait toute sa vie et sa carrière universitaire (à l’Université du Kent, à l’exception de deux ans au cours desquels il a enseigné au Nigéria, de 1980 à 1982), et même si sa première langue était le kiswahili, il a commencé à écrire en anglais dès l’âge de 21 ans, et c’est dans cette langue qu’il a développé toute son œuvre, laquelle lui a valu, en 2021, le prix Nobel de littérature. Cette œuvre est nourrie d’un certain nombre de grands thèmes, dont la colonisation et son discours, notamment en Afrique. Son dernier roman, Adieu Zanzibar, qui vient de reparaître en français, se situe dans une ville côtière de l’Afrique de l’Est, jamais nommée, en 1899. Une petite communauté dominée par quelques Anglais racistes, farouchement colonisateurs, et qui ne se mêlent évidemment pas aux autochtones, dont de nombreux Indiens, venus faire du commerce. L’arrivée de Martin Pearce, un aventurier qui s’est fait dépouiller par ses guides somalis, va venir bouleverser le fragile équilibre local, parce que l’Anglais, transgressant toutes les règles, tombe amoureux de Rehana, la sœur de Hassanali, l’épicier-muezzin. Le roman est volumineux, complexe, polyphonique, et s’apparente à un conte oriental, dans la tradition des Mille et une nuits. Brièvement de passage à Paris, Abdulrazak Gurnah a bien voulu répondre à nos questions.

Né à Zanzibar sous le sultanat, vous avez fui votre pays à 18 ans, pour des raisons politiques. Pouvez-vous nous les préciser ?

À l’époque, j’étais un jeune homme de dix-huit ans qui quittait le Zanzibar dans l’état où le pays se trouvait en 1967 : un endroit que d’innombrables personnes considéraient comme des plus terrifiants. Notre gouvernement et nos autorités déversaient leur rage sur toute la population. Nombreux sont ceux qui ont été chassés parce que leurs parents ont été persécutés, emprisonnés, voire tués, ou tout simplement parce qu’ils faisaient peur à tout le monde. Lorsqu’on est jeune, on se dit : « Je ne veux pas subir tout cela. Je mérite mieux. Je ne veux pas me retrouver dans les filets de ces brutes. » On est plutôt dans cet état d’esprit. Mais l’on ignore ce à quoi on renonce. L’on ignore ce qu’on laisse derrière nous. Partir pour l’Angleterre était certes une aventure, mais c’était également une perte considérable.

Vous sentez-vous encore tanzanien ou seulement « écrivain anglais d’origine tanzanienne » ? Avez-vous la double nationalité ?

Disons que je suis conscient de mon identité, à savoir un homme de Zanzibar qui vit au Royaume-Uni et qui écrit. Telle est mon identité. Je ne me présente pas comme un écrivain africain, britannique ou autre. Je viens de Zanzibar et j’habite au Royaume-Uni. J’appartiens à ces deux pays de toutes les manières possibles et imaginables. Si quelqu’un cherche à trouver une expression ou une description plus raffinée, il n’y a pas de problème. Si l’identité consiste à réduire une personne à une image simplifiée, cela ne m’intéresse nullement, mais je n’ôterai à personne le plaisir de le faire.

Avez-vous subi, en Grande-Bretagne, des difficultés, des marques de racisme ?

J’étais très jeune quand je suis arrivé ici. À l’époque, les gens n’hésitaient pas à vous dire en face des propos que nous considérons aujourd’hui comme offensants. Cette attitude était beaucoup plus envahissante. Il était presque impossible de monter à bord d’un bus sans être témoin d’un comportement répugnant.

Le racisme flagrant a largement diminué, mais la seule situation qui n’a presque pas changé est notre réaction face à la migration. Les progrès à ce niveau sont grandement illusoires. Les choses semblent avoir changé, mais les nouvelles règles sur la détention des réfugiés et des demandeurs d’asile sont si méchantes qu’elles semblent presque criminelles à mes yeux. Elles sont mêmes protégées par le gouvernement. Cela ne semble pas être une grande évolution par rapport à la manière dont les gens étaient autrefois traités.

Votre prix Nobel était-il une surprise pour vous, ou, déjà nominé, vous y attendiez-vous ?

Je pensais à mon repas de midi lorsque le téléphone a sonné. J’ai d’abord pensé que c’était une blague. Le monsieur de l’Académie suédoise, qui a réussi à me convaincre à moitié que c’était vrai, était très courtois et gentil. Quelques instants après notre conversation téléphonique, la nouvelle a été rendue publique.

Qu’est-ce que ce prix a changé dans votre vie ?

C’est un très grand honneur pour moi de recevoir ce prix. J’en suis très fier. Étant donné qu’il s’agit d’un événement international, de nombreuses personnes ont voulu en savoir plus sur moi, me connaître, me parler. Par ailleurs, plusieurs éditeurs qui n’avaient jamais publié mes travaux jusque-là le font désormais dans différentes langues. Ils veulent que leurs journalistes parlent de moi à leurs lecteurs. Je discute avec de nombreuses personnes depuis la cérémonie de remise du prix et cela occupe une grande partie de mon temps. Qu’est-ce qui a changé depuis que j’ai reçu ce prix ? Difficile à évaluer parce que je passe mon temps à dialoguer avec les gens. En revanche, je sais que je n’ai pas pu écrire depuis, mais ce n’est pas grave. Je sais qu’il en sera ainsi pendant un moment, puis je pourrai reprendre les travaux d’écriture.

Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

Je travaille sur un nouveau roman. Mais je ne vous en dirai pas plus. Ça porte malheur d’en parler !

Adieu Zanzibar d’Abdulrarak Gurnah, traduit de l’anglais (Tanzanie) par Sylvette Gleize, Denoël, 2022, 366 p.

Né à Zanzibar en 1948, c’est-à-dire sous le régime du sultanat, avant l’indépendance de l’île, rattachée à la Tanzanie, Abdulrazak Gurnah a dû fuir son pays parce qu'il est membre de la communauté arabe, en butte à des persécutions. Réfugié en Grande-Bretagne, où il a fait toute sa vie et sa carrière universitaire (à l’Université du Kent, à l’exception de deux ans au...

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