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Farouk Mardam-Bey raconte Sindbad, phare de la littérature arabe depuis 50 ans

Directeur du label depuis son rachat par Actes Sud en 1995, Farouk Mardam-Bey revient sur l’histoire de Sindbad et évoque la surprise de la rentrée.

Farouk Mardam-Bey raconte Sindbad, phare de la littérature arabe depuis 50 ans

D.R.

Dans l’histoire éditoriale française, la maison d’édition Sindbad, aujourd’hui département d’Actes Sud, occupe une place particulière. Essentiellement dédiée à faire connaître en France la littérature arabe classique et contemporaine, elle a mis la lumière sur des auteurs majeurs dont le premier, dès sa fondation en 1972, fut Naguib Mahfouz, prix Nobel 1988. Alors que Sindbad fête ses cinquante années d’existence, il se fixe aujourd’hui encore pour mission de réunir des écrivains des quatre coins du monde arabe : de grands noms autant que des auteurs émergeants qu’il met un point d’honneur à accompagner sur le long terme. Directeur du label depuis son rachat par Actes Sud en 1995, Farouk Mardam-Bey revient sur l’histoire de Sindbad et évoque la surprise de la rentrée, la création d’une collection bilingue pour les plus jeunes : Sindbad Jeunesse.

Sindbad n’a pas toujours été sous le giron d’Actes Sud. À l’occasion des cinquante ans du label, pouvez-vous nous parler de son histoire pré-Actes Sud ?

Actes Sud a racheté Sindbad en 1995 après la mort de son fondateur, Pierre Bernard, qui l’avait créé en 1972, il y a tout juste cinquante ans. À cette époque, les traductions de textes de littérature arabe en français étaient très rares. Des orientalistes avaient bien sûr traduit certains grands textes classiques, une dizaine de romans ou de recueils de nouvelles avait aussi été proposée aux lecteurs francophones, mais cette littérature restait généralement circonscrite dans un cadre universitaire. Le grand mérite de Pierre Bernard a été de mettre à disposition d’un public plus large, dans des traductions soignées et sous une forme élégante, des poèmes d’Abû Nuwâs, par exemple, ou de Majnûn Layla, ainsi que des œuvres en prose de Jâhiz ou de la littérature mystique, mais aussi et surtout une sélection significative de la production littéraire contemporaine. Pierre Bernard a lancé sa Bibliothèque arabe avec un roman de Naguib Mahfouz, Passage des miracles, qui a connu un grand succès et a mis la maison sur de bons rails. Il a poursuivi ce travail pionnier pendant vingt ans, parrainé par deux grands arabisants, Jacques Berque et André Miquel, et conseillé pendant quelques années par l’écrivain tunisien Abdelwahab Meddeb, le temps de publier cent soixante-quatre titres jusqu’à 1992. Il a eu la main heureuse, avec des titres de grande qualité, de l’Égyptien Youssef Idris au Soudanais Tayeb Salih, en passant par le Palestinien Ghassan Kanafani, l’Irakien Badr Shakir al-Sayab ou le Syrien Adonis.

Vous avez été de l’aventure Sindbad dès le moment où Actes Sud a repris la maison…

Je connaissais bien Pierre Bernard, et nous avons été les co-commissaires du Salon euro-arabe du livre, inauguré à l’Institut du monde arabe en 1990. Les éditions Actes Sud, particulièrement intéressées dès leur fondation par les littératures étrangères, venaient d’éditer deux livres traduits de l’arabe, avant de lancer en 1992 une collection intitulée Mondes arabes, dirigée par Yves Gonzalez-Quijano, et dont quelques titres ont obtenu un remarquable succès. J’ai pris sa succession en 1995, au moment où Actes Sud rachetait Sindbad, et il m’a donc été proposé d’en prendre la direction. J’occupe ce poste depuis lors. Je le faisais d’abord en parallèle à mon activité de conseiller culturel à l’Institut du monde arabe.

L’envie d’être éditeur vous habitait-elle depuis longtemps ?

Oui, sans aucun doute ! Je baigne dans le monde du livre depuis ma première jeunesse. Le premier métier que j’ai exercé pendant que je terminais mes études à l’Université de Damas était celui de libraire, dans la seule librairie française qui existait à l’époque. Je suis ensuite, après mon installation à Paris, devenu bibliothécaire à l’Institut des langues et des civilisations orientales, où j’ai passé quatorze ans, de 1972 à 1986. À l’Institut du monde arabe, où j’ai été conseiller culturel à partir de 1989, on m’a confié aussi la direction de la bibliothèque pendant quatre ans. L’édition est en quelque sorte le couronnement naturel de ce parcours et de cette passion.

Lorsque Sindbad est racheté en 1995, diriez-vous que le projet d’Actes Sud était dans le prolongement de celui de Pierre Bernard, ou une nouvelle direction a-t-elle été prise ?

Depuis le début, Actes Sud a souhaité s’inscrire dans la continuité, poursuivre un travail entamé très honorablement, préserver autant que possible la plupart des collections existantes et en créer éventuellement de nouvelles. Ainsi par exemple de La Bibliothèque turque, dédiée à la littérature ottomane, que nous avons dû malheureusement arrêter, ou de la collection intitulée L’Orient gourmand. Les titres les plus vendeurs ont aussi la chance de paraître au format poche, dans la collection « Babel », ce qui leur garantit une durée de vie bien supérieure dans les librairies.

Diriez-vous que Sindbad a vocation à défricher des talents, ou, plus simplement, à consacrer des auteurs qui ont déjà eu un certain écho dans le monde arabe ?

Les deux. Je suis d’assez près la production éditoriale dans le monde arabe et nous essayons chez Actes Sud d’être à la fois fidèles à nos auteurs consacrés et attentifs aux évolutions les plus récentes, tant sur le plan régional qu’en matière thématique et formelle. Lorsque Sindbad est passé chez Actes Sud, l’idée que le roman était l’apanage de quelques pays arabes du Proche-Orient n’avait plus lieu d’être. Le roman était partout devenu le premier genre littéraire, et le Maghreb, dont on avait tendance en France à ne s’intéresser qu’à sa littérature francophone, n’était pas en reste. Il en allait de même pour les pays de la péninsule Arabique. Il fallait donc maintenir un certain équilibre régional mais aussi générationnel. Continuer à publier les grands noms des années 60-80 mais aussi faire découvrir, chaque année, de nouveaux talents.

Diriez-vous que les textes publiés par Sindbad sont, de manière plus nette que dans d’autres collections, des textes engagés ?

Non, mais dans la majorité des romans que nous publions, l’arrière-plan politique et social est forcément très présent. Il est inévitable, lorsqu’on écrit dans les pays arabes, d’évoquer d’une manière ou d’une autre la crise multiforme, y compris morale, dans laquelle ils se débattent. J’aimerais également souligner, à ce propos, que, travaillant en France, j’ai toujours voulu contrarier les idées reçues, l’image d’un monde arabe figé dans la tradition, et mettre l’accent sur la résistance des écrivains et des écrivaines, avec les moyens littéraires qui sont les leurs, à la répression politique, religieuse ou sexuelle.

Certains titres Sindbad ont-ils connu un succès qu’il était difficile de prévoir en amont?

Je citerais d’abord chez Actes Sud, en dehors de la collection Sindbad, l’exemple de L’Immeuble Yacoubian, de Alaa el-Aswany, qui s’est vendu à plus de 300 000 exemplaires. Mais je pourrais également citer Taxi, de Khaled al-Khamissi, récits relatant des choses vues et entendues dans les taxis du Caire et qui a été vendu à des dizaines de milliers d’exemplaires. Ce sont des chiffres considérables sans commune mesure avec ceux réalisés par les écrivains arabes les plus célèbres, dont Mahfouz lui-même. Dépasser les 10 000 exemplaires est un exploit, et 5 000 le signe déjà d’un grand succès. C’est le cas, en ce qui concerne les écrivains libanais, de La Porte du soleil d’Élias Khoury, ou de Femmes de sable et de myrrhes de Hanane el-Cheikh, ou encore du Laboureur des eaux de Hoda Barakat. En poésie, les livres de Mahmoud Darwich sont les seuls à atteindre de tels chiffres, fait très rare dans l’édition française quelle que soit la langue du poète.

Qu’en est-il de Sindbad, en termes de quantité de production ?

Nous sortons au mieux un roman par mois entre janvier et juin, auxquels s’ajoutent deux en septembre-octobre. C’est bien peu par rapport aux titres qui devraient être traduits et publiés, mais beaucoup en comparaison avec ce que réalisent toutes les maisons d’édition française réunies. Et cela impose des choix d’autant plus que nous avons une politique d’auteurs et tenons à suivre ceux et celles qui nous ont fait confiance tout au long de leur chemin. Nous aimerions refléter de manière juste et représentative la production des pays arabes dans toute sa diversité et dans ses formes les plus novatrices, mais c’est une mission impossible à mener pleinement par une seule maison d’édition.

Pouvez-vous nous parler des défis de la traduction d’un texte de l’arabe vers le français ?

Comme dans toute traduction, il s’agit à la fois d’être fidèle autant que possible à la version originale et de produire un texte agréable à lire en français. Il y a en France une génération d’arabisants de grande qualité, souvent plus trempés dans la réalité du monde arabe que leurs aînés. Beaucoup parmi eux ont vécu dans des pays arabes, y ont noué de solides relations, connaissent parfaitement leurs problèmes et maîtrisent aussi bien la langue écrite que celle de tous les jours.

Parlons maintenant de la nouvelle collection que vous vous apprêtez à lancer à la rentrée : Sindbad Jeunesse. L’idée de s’aventurer sur ce territoire mûrit-elle depuis longtemps ?

Cela fait quelques années que je m’intéresse à la production jeunesse des éditeurs arabes. Certains proposent des ouvrages réalisés avec beaucoup de soin, tant dans l’écriture que dans l’illustration. Actes Sud Junior existant déjà, nous pensions à juste raison qu’il était tout à fait possible de traduire de temps à autre, pour ce label, quelques-uns de ces ouvrages sans qu’il soit nécessaire de créer une collection Sindbad Jeunesse. Nous avons cependant constaté qu’il y a en France un manque d’outils d’apprentissage de l’arabe, et une demande assez importante de la part des éducateurs comme des parents, et c’est pourquoi nous avons décidé que Sindbad Jeunesse serait une collection bilingue. Une expérience similaire et très réussie existe à Marseille, avec la maison d’édition Le port a jauni, dirigée par Mathilde Chèvre qui connaît comme personne la production arabe dans ce domaine. Nous allons commencer par quatre titres. Deux d’entre eux sont des livres en arabe que nous avons donc traduits en français. Les deux autres suivent le chemin inverse. Il s’agit de deux albums illustrés et de deux petits « romans », en fait des nouvelles ou des contes d’une quarantaine de pages, avec les textes français et arabe en vis-à-vis. Chacun porte sans lourdeur un message appelant par exemple à la tolérance ou à la solidarité. D’autres titres sont d’ores et déjà prévus pour janvier.

Pour les albums, le bilinguisme est un défi visuel et graphique, car il faut veiller à ne pas alourdir les pages d’un surplus de texte. Cette première fournée est de toute façon un essai, et nous attendons impatiemment les réactions des lecteurs en France et dans les pays arabes où cette collection peut aussi servir pour l’apprentissage du français.

Pensez-vous, au-delà des traductions, proposer aussi des créations initiées par Sindbad Jeunesse ?

Nous débutons tout juste, et je ne peux rien affirmer avec certitude. Mais pourquoi pas ? Même si nous souhaitons d’abord travailler avec des maisons d’édition basées dans les pays arabes et faire connaître leurs publications.

Dans l’histoire éditoriale française, la maison d’édition Sindbad, aujourd’hui département d’Actes Sud, occupe une place particulière. Essentiellement dédiée à faire connaître en France la littérature arabe classique et contemporaine, elle a mis la lumière sur des auteurs majeurs dont le premier, dès sa fondation en 1972, fut Naguib Mahfouz, prix Nobel 1988. Alors que Sindbad...

commentaires (2)

Une excellente initiative, bravo Farouk, je suis persuadé que le livre bilingue a de beaux jours devant lui.. Toute une génération, garde une nostalgie de sa langue d'origine et a besoin d'outils pour essayer de se la réapproprier...

Alain Bittar

13 h 12, le 13 juillet 2022

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Commentaires (2)

  • Une excellente initiative, bravo Farouk, je suis persuadé que le livre bilingue a de beaux jours devant lui.. Toute une génération, garde une nostalgie de sa langue d'origine et a besoin d'outils pour essayer de se la réapproprier...

    Alain Bittar

    13 h 12, le 13 juillet 2022

  • Gd seigneur!

    Zampano

    15 h 11, le 10 juillet 2022

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